Comment un objet peut-il vivre d'une vie propre ? Tel est le paradoxe que Nietzsche se propose de développer dans cet aphorisme extrait d'Humain trop humain intitulé "Le livre presque devenu un homme".
Aphorisme 208, "Le livre presque devenu un homme"
"C'est pour l'écrivain une surprise toujours renouvelée que son livre continue à vivre d'une vie propre, dès qu'il s'est séparé de lui ; cela le fâche comme si une partie d'un insecte se séparait et s'en allait désormais suivre son propre chemin. Peut-être l'oublie-t-il presque entièrement, peut-être s'élève-t-il au-dessus des conceptions qu'il y a mises, peut-être même ne comprend-il plus et a-t-il perdu cet essor qui le soulevait lorsqu'il concevait ce livre : cependant le livre se cherche des lecteurs, enflamme des existences, donne du bonheur, de l'effroi, produit de nouvelles oeuvres, devient l'âme de principe et d'actions - bref il vit comme un être pourvu d'esprit et d'âme, et pourtant ce n'est pas un humain. - Le lot le plus heureux est échu à l'auteur quand, vieillard, il peut dire que tout ce qu'il avait en lui d'idées et de sentiments créateurs de vie, forts, édifiants, éclairants, vit encore dans ses ouvrages, et que lui-même n'est plus que la cendre grise, tandis que le feu en a été conservé et propagé partout. - Or, si l'on considère que toute action humaine, et pas seulement un livre, devient en quelque matière, l'occasion d'autres actions, de décisions, de pensées, que tout ce qui se fait se noue indissolublement à ce qui se fera, on reconnaîtra la véritable immortalité qui existe, celle du mouvement : ce qui a été une fois mis en mouvement est dans la chaîne totale de tout l'être comme un insecte enfermé et éternisé dans l'ambre. (Friedrich Nietzsche, Humain trop humain, aphorisme 208, "Le livre presque devenu un homme")
Le texte de Nietzsche comporte deux parties :
I. La relation entre l'auteur et son livre
II. La relation entre le livre et ses lecteurs
Ecrivain = poète, philosophe, romancier... Cherchez des exemples de livres qui vous ont particulièrement marqué(e)s (qui ont changé votre vie, votre façon de voir le monde).
Questions sur le texte :
1. Pourquoi un auteur est-il (peut-il être) "fâché" que son livre continue à vivre d'une vie propre ?
2. Expliquez :
a) "Peut-être oublie-t-il son livre presque entièrement"
b) "Peut-être s'élève-t-il au-dessus des conceptions qu'il y a mises" : Nietzsche lui-même, abandonnant l'approche "philologique" de la culture grecque et écrivant La naissance de la tragédie (1872) - Albert Camus critiquant dans La chute (1956) la vision "romantique" de l'Etranger (1945) - Dostoïevski rompant dans ses oeuvres ultérieures avec l'idéalisme sentimental d'Humiliés et offensés (1861) - Proust abandonnant dans A la recherche du temps perdu la conception du désir développée dans Jean Santeuil...
c) "Peut-être même ne le comprend-il plus" (exemple : Rimbaud en Abyssinie)
d) "Peut-être a-t-il perdu cet essor qui le soulevait lorsqu'il concevait ce livre."
Montrez que le rapport de l'écrivain à son livre implique un certain rapport de l'écrivain à lui-même et au temps.
3. Explicitez (en donnant des exemples à chaque fois) les différentes modalités d'existence du livre après sa publication :
- se chercher des lecteurs
- enflammer des existences
- donner du bonheur, donner de l'effroi (cf. Aristote, Poétique, la notion de "catharsis")
- produire de nouvelles oeuvres (les livres - et non simplement "la vie" ou "la réalité)" comme source d'inspiration pour les écrivains - cherchez des exemples. On peut dire de l'écriture ce que Baudelaire disait de la peinture : "On n'apprend pas à peindre en regardant des couchers de soleil, mais en allant dans des musées."
- devenir l'âme de principes et d'actions (Montrez que ce pouvoir peut être redoutable et engage la responsabilité de l'écrivain et du lecteur.)
4. Expliquez "Et pourtant ce n'est pas un humain."
5. Que peut-il arriver de mieux, selon Nietzsche, à un écrivain devenu vieux ?
6. En quoi consiste la véritable immortalité ?
Elements de réflexion :
Nietzsche développe dans ce texte une conception "anti-intellectualiste" de la lecture. Un livre n'est pas un objet comme un autre, c'est un objet de culture qui abrite une oeuvre d'art. Cependant, ni l'art, ni la culture, ni la philosophie ne doivent être séparés de la vie. Un livre - s'il s'agit, selon l'expression de Vernon Proxton d'un "livre-ha !" peut changer nos conceptions, notre façon de voir les choses, notre existence tout entière.
Comme l'a montré Marcel Proust (Sur la lecture), un livre peut nous aider à nous soigner et à nous guérir (Shéhérazade guérit le roi de Perse, Shahryar, de sa "dépression" en lui racontant des histoires) ; il peut aussi nous rendre malades si nous nous arrêtons à une interprétation unilatérale ou fondamentaliste (la Bible ou le Coran pris au pied de la lettre, Le Petit Livre rouge de Mao, les romans de chevalerie du "chevalier à la triste figure", les romans à l'eau de rose d'Emma Bovary...)
Les livres sont donc des remèdes, mais ils peuvent aussi être des poisons (les Grecs désignaient cette ambiguité sous le nom de "pharmakon"). La vie propre dont le livre continue à vivre, c'est la lecture. Il y a autant de lectures qu'il y a de lecteurs.
La lecture, selon Nietzsche est une activité et non une "passivité". Chaque lecteur imagine les personnages d'un livre, les paysages, les décors.On peut dire que chaque lecteur "réécrit" le livre que l'auteur croit avoir écrit une fois pour toutes.
La lecture d'un livre nous permet de voyager dans le temps, y compris dans le futur (la science-fiction) et dans l'espace (mondes disparus, pays imaginaires ou lointains...), de vivre des expériences impossibles dans la réalité (le fantastique, le merveilleux), d'échapper à la clôture du réel pour accéder à des possibilités infinies pour revenir ensuite au réel, mais changés par l'expérience imaginaire que nous avons vécue pendant le temps de la lecture.
Le seul objet qui puisse vivre d'une vie propre, c'est une oeuvre d'art, mais plus spécialement un livre car un livre est comme un être humain : il parle.
L'aphorisme de Nietzsche s'intitule "Le livre presque devenu un homme" ; on peut dire aussi, inversement, que les hommes deviennent véritablement des hommes à travers la "lecture questionnante" des livres. Le "livre presque devenu un homme" rencontre alors "l'homme presque devenu un livre".