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Grand entretien | Lecteur vorace, Umberto Eco liste, compile, collectionne. A la façon d’Internet ? Oui, mais en filtrant… Car le danger de la Toile, selon l’intellectuel italien, c’est d’accumuler tout et n’importe quoi, au risque de ne plus distinguer l’erreur de la vérité, et de se fabriquer chacun dans son coin sa propre encyclopédie.


Le 10/10/2009 à 00h00

Propos recueillis par Catherine Portevin - Télérama n° 3117

- Photo: Olivier Roller pour Télérama.

 

N'espérez pas vous débarrasser des livres. Avec cet avertissement en guise de titre à ses joyeux entretiens avec le scénariste Jean-Claude Carrière (éd. Grasset, sortie le 21 octobre), Umberto Eco nous prévient : ne comptez pas sur lui pour rejoindre le choeur des Cassandre qui annoncent régulièrement la disparition du livre ou de la lecture ! A près de 80 ans, le fameux sémiologue, romancier, bibliophile, collectionneur, fasciné par la bêtise de l'homme autant que par son génie, a coupé sa barbe mais ressemble toujours à une encyclopédie vivante, gaie, non conformiste. Il sera en novembre l'invité du Louvre, où il a conçu un vertigineux programme (expositions, concerts, conférences) autour de « la liste », une façon de saisir le monde, de jouir de sa multiplicité et de transgresser son ordre. Et si on devait aborder cet esprit universel par une liste ? Mémoire, appétit, curiosité, savoir, imaginaire, réel, mots, ordres et désordres, « et cætera ». 


Vous affirmez : « Le livre a fait ses preuves. On ne peut rien inventer de mieux. » Mais au fond, qu'est-ce qu'un livre ? Un objet ? Des pages à lire ? Un support ? Un texte ?

 

Le livre, c'est une série de pages de texte et/ou d'images réunies ensemble par quelque truc technique qui rend possible le feuilletage. Voilà la structure du livre. Que les pages soient en parchemin ou papier de bois comme aujourd'hui, cela n'a pas d'importance.


Et si les pages sont numériques et se feuillettent sur un écran ?


Nous restons dans la structure du livre. L'e-book, sur lequel le feuilletage est possible, a beau se présenter comme une nouveauté, il cherche à imiter le livre. Dans une certaine mesure seulement, puisque, sur un point au moins, il ne peut l'égaler : le livre de papier est autonome, alors que l'e-book est un outil dépendant, ne serait-ce que de l'électricité. Robinson Crusoé sur son île aurait eu de quoi lire pendant trente ans avec une bible de Gutenberg. Si elle avait été numérisée dans un e-book, il en aurait profité pendant les trois heures d'autonomie de sa batterie. Vous pouvez jeter un livre du cinquième étage, vous le retrouverez plus ou moins complet en bas. Si vous jetez un e-book, il sera à coup sûr détruit. Nous pouvons encore aujourd'hui lire des livres vieux de cinq cents ans. En revanche, nous n'avons aucune preuve scientifique que le livre électronique puisse durer au-delà de trois ou quatre ans. En tout cas, il est raisonnable de douter, compte tenu de la nature de ses matériaux, qu'il conserve la même intensité magnétique pendant cinq cents ans. Le livre, c'est une invention aussi indépassable que la roue, le marteau ou la cuiller.


Certes, mais qui pouvait certifier, au temps de Gutenberg, la pérennité de l'encre, du papier, de l'impression ?


Mais on n'avait pas de journalistes qui se posaient des questions de ce type ! Maintenant qu'il y en a, on peut juste leur répondre : le livre de Gutenberg est encore là. Et je peux sans me tromper affirmer qu'il me survivra... et à vous aussi. L'e-book peut éliminer certains genres de livres ou de documents : les quarante volumes d'encyclopédie qui nécessitaient une pièce de plus dans les appartements, c'est sûrement terminé... Il fera disparaître les scolioses de nos enfants qui traînent sur leur dos des kilos de manuels scolaires. Ils auront Molière, la grammaire, sur leur ordinateur portable. Mais rien n'éliminera l'amour du livre en soi. La photographie a changé l'inspiration des peintres, mais elle n'a pas tué la peinture, ni la télévision le cinéma. Pourquoi voudriez-vous que le livre disparaisse face au texte numérique ? Les gens aiment bien se faire peur aujourd'hui en imaginant des catastrophes radicales. Ils ont envie d'un peu de scandale !


Merci de nous rassurer ! Abandonnons le scénario absurde de la disparition du livre. Et même de la lecture puisque, contre ceux qui voient avec Internet la fin de la « galaxie Gutenberg », vous pensez qu'au contraire il nous y replonge. Pourquoi ?


L'homme d'Internet est un homme de Gutenberg parce qu'il est obligé de lire, énormément. Ce qu'a révolutionné l'imprimerie, c'est la diffusion de l'écrit. Internet aussi. Les gens lisent, et probablement plus vite que leurs ancêtres. Ils passent d'un sujet à l'autre. Selon moi, Internet encourage la lecture de livres parce qu'il augmente la curiosité. Des statistiques ont démontré que ceux qui regardent beaucoup la télévision (mais raisonnablement), qui surfent beaucoup sur Internet (mais pas au point de passer leurs nuits sur des sites pornos), sont aussi ceux qui lisent le plus.


“Je suis fasciné par l'erreur,
les sciences occultes et les idées fausses.”


Est-ce que, paradoxalement, on n'a pas tendance à sacraliser le livre, comme s'il recelait la vérité et la culture ?


Je suis fasciné par l'erreur, les sciences occultes et les idées fausses ; ma collection d'ouvrages rares est d'ailleurs construite autour de ce thème. Je vous garantis qu'il y a autant de bêtises dans les livres qu'ailleurs. Ce qui forme une culture n'est pas la conservation mais le filtrage. Il y a du hasard dans la façon dont les oeuvres sont parvenues jusqu'à nous. Nous ne saurons jamais si, parmi les quatre mille rouleaux qui ont brûlé dans la bibliothèque d'Alexandrie à l'Antiquité, ne se trouvait pas un chef-d'oeuvre de l'humanité plus immense qu'Homère. Et, dans sa Poétique, Aristote cite des auteurs de tragédies que nous ne connaissons pas. Qui nous dit qu'ils n'étaient pas meilleurs qu'Euripide, ou que Sophocle n'était pas juste un mafioso astucieux qui grâce à des copains bien placés a fait une carrière qu'il ne méritait pas ? Le seul indice que nous ayons est que seul Aristote cite ces tragédiens disparus. Et j'ai tendance à croire que, s'ils étaient si géniaux, un autre auteur a sûrement un jour ou l'autre écrit la même chose qu'eux. Notre culture est ainsi le produit de ce qui a survécu à des filtres plus ou moins hasardeux, incendies volontaires ou non, censures, ratés, pertes...


Nous avons aujourd'hui un rapport à la mémoire plein de contradictions, vous le soulignez : nous croyons avoir les moyens d'archiver le savoir universel sur des supports virtuels, mais ces supports ne sont pas pérennes et nous ne savons même plus ce que nous gardons. Avons-nous un problème de filtre ?


Le filtrage est le grand problème de notre époque. Notre rapport à la mémoire peut faire penser à Funes, le personnage hypermnésique imaginé par Borges. Comme il se souvient d'absolument tout, c'est un fou ou un idiot. Et Internet est le scandale d'une mémoire sans filtrage, où l'on ne distingue plus l'erreur de la vérité. Au final, cela produit aussi un effacement de la mémoire. La culture est une chose qui se partage, se discute. Ce qu'on peut appeler « la communauté » arrive jusqu'ici à débattre, à négocier et à se mettre d'accord pour laisser tomber certaines oeuvres, certaines idées scientifiques, au profit d'autres.


Une des grandes fonctions de la culture est d'imposer un savoir partagé par tous. Cela ne veut pas dire immuabilité de ces connaissances. Mais même leur nécessaire mise en question, même la révolution ne peuvent avoir lieu sans qu'existe cette base du savoir partagé : pour que Copernic puisse affirmer que la Terre n'est pas au centre de l'Univers, il faut qu'on ait accepté auparavant la théorie de Ptolémée qui disait le contraire. Il existe une sorte de Larousse encyclopédique admis par tout le monde, même si celui d'un homme de 70 ans est plus fourni que celui d'un jeune de 25 ans. Internet peut signifier à terme la mise en miettes de ce Larousse commun au profit de six milliards d'encyclopédies, chaque individu se construisant la sienne, chacun pouvant à loisir préférer Ptolémée à Copernic, le récit de la Genèse à l'évolution des espèces. Nous courons le risque d'une incommunicabilité complète, l'impossibilité d'un savoir universel... Evidemment, les contrôles traditionnels continueront de s'exercer, notamment par l'école, mais ils entreront de plus en plus en conflit avec les revendications particulières. Revendiquer sa propre encyclopédie est typique de la bêtise ! La culture est là justement pour empêcher les Bouvard et Pécuchet de triompher.


“Le Web, c'est le coma éthylique assuré !
On l'appelle la Toile, et c'en est une.
Toile d'araignée et labyrinthe.”


Vous avez conçu une programmation d'expositions, de conférences et de concerts au Louvre sur le thème du « Vertige de la liste ». Vous écrivez que le Web, ce grand catalogue, offre justement le vertige le plus mystique et le plus virtuel.


Le plus affolant, le plus dramatique. C'est la différence entre le doux vertige que donnent deux verres de whisky et celui que procurent deux bouteilles de whisky. Le Web, c'est le coma éthylique assuré ! On l'appelle la Toile, et c'en est une. Toile d'araignée et labyrinthe. Une structure qui est le contraire de l'arbre, organisé en branches, sous-branches. La liste est en effet le contraire de l'ordre.


Avez-vous remarqué que la liste (des articles les plus lus, les plus commentés, des films les mieux cotés, etc.) devient, sur beaucoup de sites Web, un mode privilégié de traitement de l'information ?


Oui, et je crois que cela correspond bien à ce refus de statuer, de théoriser, de hiérarchiser les informations, qui est le propre du Web. La liste peut être un moyen très primitif de connaissances. Nous appréhendons spontanément le monde par l'expérience, c'est-à-dire sous la forme d'une liste plus que sous la forme d'une définition. Lorsqu'un enfant demande à sa mère : qu'est-ce qu'une girafe ?, elle ne va pas lui répondre : c'est un mammifère, de la famille des... Elle lui dira : c'est un grand animal, avec quatre longues pattes et un cou très long, deux petites cornes sur la tête, des taches marron sur un poil jaune... C'est-à-dire qu'elle fait une liste, non exhaustive, de ses propriétés. Cela permet à l'enfant de reconnaître la girafe, procédé encore plus important lorsqu'il s'agit de reconnaître un scorpion ! La liste est à 80 % notre façon de connaître la réalité. Qu'est-ce que le soleil ? Vous allez dire : c'est une chose lumineuse qui surgit le matin de l'est et disparaît le soir vers l'ouest. Ce n'est pas une définition scientifique, mais c'est la façon naturelle par laquelle les êtres humains, même les astronomes, perçoivent le soleil.


Vous avez toujours aimé les listes, les catalogues... C'est votre côté vorace, collectionneur ?


J'ai toujours été fasciné par les entassements, les énumérations, les inventaires. Jeune, je pouvais lire n'importe quoi de ce genre. Les textes médiévaux et les oeuvres de Joyce, qui ont été mes deux sujets d'étude de prédilection dans ma jeunesse, sont pleins de listes. Et j'en use moi-même beaucoup dans mes romans. C'est sûrement en effet de la voracité. Je ne sais pas m'arrêter !


Le pouvoir poétique des listes, c'est qu'elles se terminent toutes par « et cætera » ?


Non, il existe des listes finies, qui disent « tout est là ». Ce sont des listes pratiques. Dans la vie courante, cela pourrait être la liste des courses. Dans l'art et la littérature, le fameux « air du catalogue » que chante Leporello, le valet de Don Giovanni dans l'opéra de Mozart, est une liste pratique, conforme à la réalité : toutes les femmes que Don Giovanni a baisées. J'ai compté, il y en a 2 065 ! C'est un score ahurissant mais c'est un nombre fini. Si Don Giovanni était arrivé à séduire Donna Elvira, Leporello aurait dû refaire sa liste. Vous remarquerez que tenir la liste est un travail de valet tandis que collectionner est un privilège d'aristocrate !

 

Enfin, il existe ces listes poétiques qui finissent par « et cætera ». Quand Homère énumère longuement les guerriers dans L'Iliade, c'est pour suggérer l'infini : les mots me manquent pour nommer tous les hommes tant ils sont innombrables. Je commence et puis, « et cætera », continuez tout seuls.


Et vous avez même trouvé des « et cætera » dans des tableaux !


Je vous avoue que je n'y avais jamais pensé, mais, puisque nous étions au Louvre, nous avons cherché ce qui se rapproche de cet « et cætera ». Ce sont des tableaux qui invitent à imaginer du hors-cadre. Par exemple, pour Le Sacre (de Napoléon Ier), David a dû représenter tous les dignitaires présents - certains l'ont peut-être payé pour y figurer. Mais il sait que son public sait que la cathédrale ne s'arrête pas à ses portes et il suggère la foule qui s'étend jusqu'au parvis. C'est un « et cætera ».


Et puis, à l'époque moderne, la liste est devenue un mode subversif. Expliquez-nous comment...


Au contraire d'Homère, qui énumérait parce qu'il ne pouvait pas tout mettre dans le cadre, les modernes ont fait des listes avec ce qui sortait du cadre, l'excédent, l'incongru, l'hétéroclite. La liste devient un moyen très sophistiqué de contester l'ordre (on pense aux surréalistes, à Calvino, à Joyce). Ces listes chaotiques commencent, a-t-on dit, avec Rimbaud. Avec ce goût de l'hétéroclite, typique du monde contemporain. Rabelais était le plus fou des créateurs de listes, mais celles-ci avaient toujours un objet : la liste des façons de se torcher le cul, la liste des habits des moines de l'abbaye de Thélème... Au contraire, avec la liste dans la littérature contemporaine, il s'agit de re-mélanger le monde après que les listes ont servi à des fins d'inventaire, puis d'ordre.


Est-ce que le collectionneur que vous êtes cherche l'accumulation ou bien est-il comme le personnage de Georges Perec dans La Vie mode d'emploi qui toute sa vie espère la pièce manquante de son puzzle ?


Au début, j'avais le goût de l'accumulation, aujourd'hui, non. Je cherche la pièce manquante, je veux seulement combler le vide.


Comment traduiriez-vous la profondeur de « et cætera » ?


Comme les romantiques, et Kant le premier, ont ressenti le sublime : en voyant l'infini du ciel étoilé. Le « et cætera », c'est le sublime. Au fond, c'est la définition de Dieu... qui n'est qu'un énorme « et cætera » !

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