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Explication de la première partie du texte jusqu'à :  "De même que nous passons par l'immobile pour aller au mouvant, ainsi nous nous servons du vide pour penser le plein."

Selon Bergson, la matière et l'esprit sont indépendants l'un de l'autre, bien qu'ils entretiennent des relations très serrées. Par exemple, l'esprit dépend du cerveau, mais n'est pas une "sécrétion" du cerveau, il ne se confond pas avec lui. Matière et esprit son étroitement dépendants l'un des l'autre, mais sont qualitativement différents.   

"Matière ou esprit, la réalité nous est apparue comme un perpétuel devenir" : Bergson est un philosophe attentif au mouvement, au devenir plutôt qu'un philosophe de l'être.

Il se rattache à une tradition de pensée qui remonte à Héraclite d'Ephèse. Pour Héraclite, l'être est éternellement en devenir. Les choses n'ont pas de consistance et tout se meut sans cesse : nulle chose ne demeure ce qu'elle est et tout passe en son contraire : "On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve."

La pensée d'Héraclite, parfois désignée sous le terme de "mobilisme",  est à l'opposé de celle de Parménide d'Elée. Pour Parménide, l'unité de l'être est incompatible avec le devenir et  la multiplicité. 

Note : Héraclite d'Éphèse (en grec ancien Ἡράκλειτος ὁ Ἐφέσιος / Hêrákleitos ho Ephésios) est un philosophe grec de la fin du vie siècle av. J.-C., natif de la cité d' Éphèse.

La réalité, pour Bergson, comme pour Héraclite est un perpétuel devenir. "Elle se fait ou elle se défait, mais elle n'est jamais quelque chose de fait" : on ne peut pas appréhender la réalité comme quelque chose de fait, mais comme quelque chose qui devient ou quelque chose qui disparaît. Bergson est sensible au mouvement, à la fluence de toutes choses.

Cependant, ce n'est pas ainsi que nous percevons la réalité. Si je regarde par la fenêtre, je vois des choses qui bougent : des oiseaux viennent se poser sur les branches, puis s'envolent ;  le vent fait bouger les feuilles de la haie, mais le "décor" demeure le même.

Notre perception (et notre intelligence) sont plutôt sensibles à la permanence des choses. Comme le dit Bergson, pour percevoir le devenir, il nous faut "écarter le voile qui s'interpose entre notre conscience et nous" 

Ce qui s'interpose, selon Bergson, c'est le cerveau, l'intelligence qui est essentiellement au service de l'action, tournée vers l'action et qui agit comme un "filtre" en sélectionnant ce qui est utile à l'action, notamment les souvenirs.

L'intelligence se borne à prendre de loin en loin sur le devenir de la matière des vues instantanées et immobiles. Quand je regarde par la fenêtre, je vois des oiseaux qui se posent sur les branches des arbres et qui s'envolent, je vois frémir les feuilles des haies, mais mon entendement privilégie la fixité du décor, ce qui ne change pas.

Le mouvement se déploie à partir de l'immobilité et non l'inverse. Il en serait d'ailleurs de même si le spectacle du monde extérieur était plus mobile, par exemple si je regardais une rue très animée. Je percevrais bien les automobiles en mouvement et le flux des passants, mais ce flux se détacherait sur un décor fixe : l'immobilité des rues, des trottoirs, des maisons ou des immeubles...

Pour saisir que tout est mobile, il faudrait que je filme mon jardin pendant une année et que je procède à un montage accéléré des images. Je verrais alors les roses s'épanouir en quelques secondes, les arbres perdre et retrouver leurs feuilles, les oiseaux se poser et s'envoler par myriades, etc.

"La conscience se règle sur l'intelligence et regarde la vie déjà faite et ne la sent que confusément se faire..."

Nous percevons plutôt le passé déjà fait que le présent en train de se faire et plutôt l'espace que le temps.

Bergson admet que "nous avons raison de le faire" tant que l'action (les nécessités de l'agir) est en cause. Nous ne pouvons pas passer notre vie à contempler le monde, nous avons aussi besoin d'agir sur et dans le monde. L'intelligence, qui est au service de l'action privilégie le passé déjà fait plutôt que le présent en train de se faire, l'espace plutôt que la durée, l'utilité plutôt que la gratuité, l'être plutôt que le devenir.

"Mais à partir du moment où nous nous interrogeons sur la nature du réel et que nous le regardions comme l'exige notre intérêt pratique, nous nous trompons complètement sur sa nature, nous devenons "incapables de voir l'évolution vraie, le devenir radical".

L'intelligence a besoin de "configurer" le réel à son image, elle est incapable de maîtriser le devenir à l'état pur, elle a besoin de réduire le devenir à des états, la durée à des instants.

Bergson distingue entre le temps objectif et la durée. Le temps objectif est la durée mésurée par l'horloge ou la montre. Bergson le définit comme du "temps spatialisé". La durée, est le sens intime du temps.

Bergson donne l'exemple, dans un autre passage de l'Evolution créatrice, d'un morceau de sucre qui fond dans un verre d'eau : "je dois attendre que le sucre fonde". La durée c'est la conscience subjective que nous avons du temps que le sucre met à fondre. Le temps objectif de l'horloge mesuré par le déplacement de l'aiguille sur la surface circulaire du cadran et le temps subjectif de la conscience, ne sont pas coextensifs, ils sont liés à mon état de conscience.

Note :  "Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Ce petit fait est gros d’enseignements. Car le temps que j’ai à attendre n’est plus ce temps mathématique qui s’appliquerait aussi bien le long de l’histoire entière du monde matériel, lors même qu’elle serait étalée tout d’un coup dans l’espace. Il coïncide avec mon impatience, c’est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n’est pas allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n’est plus du pensé, c’est du vécu. Ce n’est plus une relation, c’est de l’absolu. Qu’est-ce à dire, sinon que le verre d’eau, le sucre, et le processus de dissolution du sucre dans l’eau sont sans doute des abstractions, et que le Tout dans lequel ils ont été découpés par mes sens et mon entendement progresse peut-être à la manière d’une conscience ?" 

Quand je suis heureux, un laps de temps très long peut me paraître très court, quand je m'ennuie, je suis sensible au temps pur et le même laps de temps peut me sembler interminable. Je voudrais que le temps aille plus vite.

Note : La sensibilité au temps (spatialisé) pur existe dans certains limites comme l'ennui profond, l'insomnie, la dépression ou la privation de liberté sur une longue durée.

Nous ne percevons pas le devenir en tant que tel, c'est-à-dire le temps pur, la succession incessante des événements, mais des états. Le mot "état" vient du latin "stare" qui signifie se tenir immobile. Notre conscience est incapable d'apercevoir le devenir en tant que tel ; elle ne peut percevoir qu'une succession d'états, subjectivement vécus comme des "instants".

Le mot "instant" a la même racine que le mot "état". Je perçois un certain état d'un monde en perpétuel devenir. Je regarde par la fenêtre et je m'aperçois que la nuit "tombe". Je perçois des objets sombres dans l'espace, mais non la tombée de la nuit, le passage dans le temps du jour à la nuit.

Je suis en train de rédiger ce commentaire et que je ne pense plus du tout qu'il fait nuit, puis je lève les yeux et je m'aperçois que les objets (les arbres) sont plus sombres qu'il y a dix minutes. J'en infère que la nuit tombe parce que je compare en fait deux états du devenir. Un état A où il commence à faire sombre et un état B où l'obscurité est plus grande.

Je pourrais rester devant la fenêtre en n'étant attentif qu'à la tombée de la nuit et observer le lent passage du jour à la nuit, mais même alors, je ne percevrais que des états successifs de ce passage et non le passage lui-même.

Il en est de même pour le phénomène de la mémoire. Je ne me souviens pas intégralement de mon passé, je n'ai pas conscience de tout ce qui m'est arrivé, mais de certains moments précis, de certains "états" passés. Ma mémoire découpe le devenir, elle le fige en états qui sont subjectivement des instants.

"Nous n'apercevons du devenir que des états, de la durée que des instants, et, même quand nous parlons de durée et de devenir, c'est à autre chose que nous pensons. Telle est la plus frappante des deux illusions que nous voulons examiner. Elle consiste à croire qu'on pourra penser l'instable par l'intermédiaire du stable, le mouvant par l'immobile" : selon Bergson, les états" et les "instants" sont des "illusions". 

Il faut distinguer ici l'illusion et l'erreur. Il y a erreur quand je porte un jugement sur un phénomène ou que je me trompe dans la résolution d'un problème. L'erreur est de nature intellectuelle, elle est relative au jugement, tandis que l'illusion est relative à la perception.

Prenons un exemple, celui du "bâton brisé" de Descartes. Je me promène dans la campagne et je vois un bâton fiché dans une mare. Le bâton me paraît "brisé" en vertu des lois de la réfraction de la lumière, alors qu'il est droit. C'est une illusion. Mais si je juge que le bâton est réellement brisé, c'est une erreur.

Percevoir l'instable par l'intermédiaire du stable, le mouvant par l'immobile, c'est une illusion, mais je ne peux pas faire autrement. Ma conscience est ainsi faite, l'entendement humain perçoit la réalité ainsi et pas autrement. Mais si j'en infère que le devenir est une succession d'états stables et le mouvant une succession d'instants stables, alors l'illusion devient une erreur. Bergson ne veut pas détruire une illusion, mais dissiper une erreur.

L'autre illusion est, selon lui "proche parente" de la première et a la même origine, "elle vient de ce que nous transportons à la spéculation un procédé fait pour la pratique." La première illusion, selon Bergson, c'est de passer par l'immobile pour aller au mouvant, la seconde, c'est de se servir du vide pour penser le plein.

L'origine commune de ces deux illusions est la tendance à appliquer à la pensée spéculative les procédés de la pratique. L'intelligence est au service de l'action et a besoin de stabiliser le mouvement, de transformer le devenir en états et la durée en instants. Ma conscience qui est subordonnées aux exigences de l'action, plutôt que de la pensée pure, a besoin d'arrêter le flux continu du temps, de segmenter le temps en passé, en présent et en futur. La conscience est essentiellement au service du futur. Or le devenir ne se divise pas en présent, en passé et en futur. La division du devenir est une illusion de l'intelligence pratique qui se sert de la mémoire pour élaborer des projets.

L'un des premiers actes que nous accomplissons le matin est de consulter notre agenda. Le mot "agenda" est significatif ; il veut dire en latin "ce qui doit être fait". Nous regardons ce que nous avons noté dans un passé plus ou moins proche pour savoir ce que nous avons à  faire et nous élaborons des stratégies au service d'actions précises, nous adaptons des moyens à des fins.

Cette division du temps en présent, passé et futur est un caractère acquis de la conscience humaine, une stratégie adaptative élaborée au cours de l'évolution,  probablement liée à des activités spécifiques comme la chasse et la fabrication d'outils, mais n'appartient pas à l'essence du réel lui-même.

L'action va du vide au plein explique Bergson, elle seule donne sens à la notion d'absence. Nous sommes dimanche et je voudrais organiser ma semaine. Si j'ouvre mon agenda, je constate que j'ai renseigné des dates précises en notant des actions à accomplir.  Pour l'instant, ces actions n'ont pas été accomplis. Elles sont seulement, pour parler comme Aristote "en puissance" et non "en acte".

L'action, explique Bergson "va du vide au plein". L'action vise à obtenir un objet dont on se sent privé : je n'ai plus rien dans mon placard, il me faut faire des courses pour le remplir. "L'action comble un vide, elle va du vide au plein, d'une absence à une présence, de l'irréel au réel". Bergson ajoute que cette irréalité est relative à la direction où s'est engagée notre attention (en l'occurrence la nourriture). Nous sommes immergés dans des réalités et n'en pouvons sortir : nous ne sommes pas pensée pure et nous avons besoin de manger pour vivre.

J'ouvre mon placard, je constate qu'il est vide, la réalité présente n'est pas celle que je cherchais. Je constate l'absence de cette dernière et la présence de celle que je ne cherchais pas. 

"De même que nous passons par l'immobile pour aller au mouvant, ainsi nous nous servons du vide pour penser le plein" : nous exprimons ce que nous avons en fonction de ce que nous voudrions obtenir. Selon Bergson, il n'y a rien de plus légitime. Mais cette manière de parler et de voir, légitime et indispensable dans le domaine de l'action (il faut vivre, agir, travailler, consommer...) correspond à l'intérêt que les choses ont pour nous, à la valeur utilitaire des choses et non à la valeur qu'elles ont en elles-mêmes.

Bien que nous soyons obligés par la nature même de notre intelligence et par les nécessités de l'action de porter sur le monde un regard utilitariste, nous devons aussi essayer d'adopter un autre regard pour contempler le monde tel qu'il se fait et non comme il fut ou comme nous voudrions qu'il soit. Le monde a besoin de techniciens et d'hommes d'action, mais aussi d'artistes et de contemplatifs. 

 

 

 

 

 

 

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