Pour nous, jeunes idéalistes occidentaux dans les années 70, le problème était d'en
finir avec le capitalisme, au nom du "socialisme utopique".
A l'Est, le problème était de nous faire comprendre ce qu'était le "socialisme réel" et que c'était une "utopie", une conséquence inéluctable du socialisme utopique et évidement d'en sortir.
Mai 68, explique très justement Alain Finkielkraut dans "Un coeur intelligent", était une révolte d'adolescents, le Printemps de Prague, une révolte d'adultes. Mais ce que les habitants de l'Est ont compris dans la grisaille et l'oppression de leur vie quotidienne, une partie d'entre nous a fini aussi par le comprendre, d'une autre façon.
Et voilà que nous sommes tous à présent dans le même bateau : Lituaniens, Tchèques, Hongrois, Polonais, Français, Irlandais, Allemands... Et même les Russes, après l'effondrement des murs, des utopies et des idéologies, confrontés à cette économie de marché (ou, comme dit Guy Debord, à la dictature du présent) qui absorbe la totalité de nos vies et de nos énergies, y compris les plus hautes, comme on le voit avec le "marché de l'art".
La "dictature du présent", c'est ce climat qui est davantage qu'un climat et un peu moins qu'une idéologie qui nous enjoint de vivre dans une euphorie permanente, de nous transformer en "hommes nouveaux", en purs consommateurs et de consommer toujours davantage, et de couper les liens avec le passé, avec nos ancêtres, avec une langue irriguée de poésie et de littérature, avec Athènes, Rome et Jérusalem, avec l'héritage des générations passées. La dictature du présent, c'est la rigolade permanente à propos de tout et de rien, la démocratie transformée en parc d'attraction pour enfants attardés, la politique réduite à un spectacle de pantins, le désir, ce mouvement spécifiquement humain perpétuellement confondu avec le besoin, rabattu sur le besoin, comblé, saturé, ad nauséam.
Mais il n'y a évidemment rien de gratuit dans ce "paradis" : tout se paye et se paye au prix fort : l'écran plasma (les trois quarts du salaire d'un certifié en fin de carrière), le champagne de marque (deux bouteilles pour le prix d'une), la console dernier cri pour les enfants. (une console, pour les consoler)... crédits, surendettement... Malheur à ceux qui se laissent piéger, qui ont craqué pour l'écran plasma (le même que celui du voisin, mais un peu plus grand) ou le 4/4 dernier cri avec 53 options dont la première n'est jamais mentionnée dans le catalogue : "au-dessus de vos moyens".
Jusqu'aux années 50 et particulièrement pendant la seconde guerre mondiale et au sortir de la guerre, l'humanité était confrontée à la rareté (elle l'est encore dans beaucoup de régions du monde). Enfants sprituels du docteur Faust, Nous voici confrontés à l'abondance.
Comment faire avec l'abondance (ou l'illusion, car c'en est une) de l'abondance ? Nous voyons bien aujourd'hui ce qu'il y avait d'illusoire (l'idéologie marxiste, le mythe de la libération et de la "jouissance sans entraves"), mais aussi de prophétique dans le mouvement de 68 (notamment à travers les dangers du réchauffement climatique dû à l'activité humaine et les limites des "bienfaits" de la société de consommation).
Il me semble qu'il y a trois manières possibles de réagir au monde qui nous entoure : le refus pur et simple (très problématique), l'adhésion inconditionnelle et une autre voie (celle de la "spiritualité" et de la culture).
C'est le dernier message de Claude Levi-Strauss qui en appelait au transfert positif de l'entropie engendrée par la civilisation dans la culture, la régulation (personnelle et collective de l'entropie par la culture).
Cet appel rejoint la prophétie d'André Malraux : "Le XXIème siècle sera religieux (spirituel) ou ne sera pas."
Par spiritualité, je n'entends pas, personnellement une religion particulière, bien que mon histoire personnelle me porte naturellement vers le judaïsme, le christianisme et, plus tardivement vers le bouddhisme, mais par une manière d'être au monde sans "en être", sans y adhérer (il n'y a que les huîtres qui adhérent disait avec humour Paul Valéry qui était agnostique).
Je pense qu'il s'agit-là de l'attitude juste, mais aussi de l'attitude la plus difficile (équilibre instable, éminemment instable) individuellement et, a fortiori, collectivement.
Mais il faut bien commencer par soi-même : "Je résolus de me changer moi-même plutôt que la fortune et mes désirs plutôt que l'ordre du monde.", disait déjà Descartes dans "Le Discours de la méthode".
La génération actuelle nous perçoit comme des dinosaures ; il est dans l'ordre des choses qu'ils nous bousculent, nous et le monde que nous représentons, pour devenir eux-mêmes.
Je ne pense pas que ce soit une raison pour renoncer à transmettre et surtout à essayer d'incarner, en demeurant fidèles (même maladroitement, forcément maladroitement) à cette dimension éthique ou spirituelle qui ne fait pas de ce "monde qui passe" avec ses "non valeurs" : l'argent, la consommation, la réussite sociale, l'étalon de toutes les valeurs et le dernier mot du sens.