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Günther Anders, De la méthode hyperbolique en philosophie

Günther Anders répond dans ce texte au reproche d'avoir exagéré dans sa manière de présenter  le thème de son étude : "notre existence sous le signe de la bombe". Loin d'être arbitraire, cette méthode correspond, selon lui, à l'invisibilité paradoxale de son objet. La méthode hyperbolique en philosophie est du même ordre que l'utilisation du microscope en biologie. Pour discerner un objet invisible à l’œil nu, il faut le grossir : "Si un objet reste par essence indistinct, minimisé ou refoulé, il faut alors pour l'exposer - et faire ainsi apparaître la vérité qui est en lui - remédier à cette indétermination en exagérant d'autant plus ses contenus qu'ils sont d'ordinaire estompés."

(Gunther Anders, L'obsolescence de l'homme, Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, Paris 2002, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, Editions IVREA, p.262-263)

"Le terrain philosophique, c'est la bombe - ou plus précisément : notre existence) sous le signe de la bombe, car tel est notre thème. C'est un terrain parfaitement inconnu. En dresser d'emblée une carte est impossible. Il nous faudra d'abord nous laisser dériver, nous contenter d'observer et d'enregistrer les détails qui nous sauteront aux yeux. Leur succession paraîtra d'abord contingente et leur agencement obscur. Mais les choses changeront en cours de route. Certains détails apparaissant - parfois sous plusieurs angles, parfois déjà reliés les uns aux autres -, le relief de ce terrain commencera à se préciser sans qu'on puisse pour autant savoir à quel moment notre démarche aura commencé à suivre un chemin ou à obéir à une méthode. je dis bien qu'il commencera à se "préciser", car je ne prétends pas avoir atteint le point de vue à partir duquel il serait possible d'en établir un relevé cartographique définitif.

Si l'image dans son ensemble reste encore floue, j'ai cependant cherché à marquer d'emblée avec le plus grande précision possible les contours des détails qui la composent, c'est-à-dire à les accentuer autant qu'il m'était possible de le faire. Cette méthode exige quelques éclaircissements pour être comprise.

Elle ne procède pas du désir de faire de l'esprit, ce qui, étant donné la question, serait terriblement inconvenant ; elle est en fait exclusivement motivée par la singulière invisibilité qui est celle de notre objet : alors qu'il devrait être sans cesse présent devant nos yeux dans l'éclat de sa menace et de sa fascination, il reste, à l'inverse, dissimulé au cœur même de notre négligence. La grande affaire de notre époque, c'est de faire comme si on ne le voyait pas, comme si on ne l'entendait pas, de continuer à vivre comme s'il n'existait pas : nos contemporains semblent s'être jurés de ne pas le mentionner. Il est bien sûr impossible de se contenter de "simplement décrire" un tel objet. Si un objet reste par essence indistinct, minimisé ou refoulé, il faut alors pour l'exposer - et faire ainsi apparaître la vérité qui est en lui - remédier à cette indétermination en exagérant d'autant plus ses contours qu'ils sont d'ordinaire "estompés". 

En d'autres termes, s'il est à ce point difficile de parler de notre objet, ce n'est pas seulement parce qu'il est une "terra incognita", c'est aussi parce qu'il est systématiquement maintenu dans l'incognito : parce que les oreilles auxquelles on tente de parler deviennent sourdes dès qu'on mentionne cet objet. S'il nous reste une chance de nous faire entendre, ce n'est qu'en rendant notre propos aussi tranchant que possible. C'est  la raison pour laquelle j'ai à ce point forcé le trait. Nous ne sommes pas encore à l'époque heureuse où nous pourrons enfin nous dispenser d'être outranciers et d'exagérer : nous ne sommes pas encore à l'époque de la sobriété.

(Gunther Anders, L'obsolescence de l'homme, Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, Paris 2002, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, Editions IVREA, p.262-263)

 

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