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La justice selon la nature : la force est-elle un droit ?

Texte 1. Nietzsche, Généalogie de la morale :

"Les agneaux gardent rancune aux grands rapaces, rien de surprenant : mais ce n’est point là une raison pour en vouloir aux grands rapaces d’attraper les petits agneaux. Mais si ces agneaux se disent entre eux : ‘‘Ces rapaces sont méchants ; et celui qui est aussi peu rapace que possible, qui en est plutôt le contraire, un agneau, celui-là ne serait-il pas bon ?’’, alors il n’y a rien à redire à cette construction d’un idéal, même si les rapaces doivent voir cela d’un œil un peu moqueur et se dire peut-être : ‘‘nous, nous ne leur gardons nullement rancune, à ces bons agneaux, et même nous les aimons : rien n’est plus goûteux qu’un tendre agneau.’’ Exiger de la force qu’elle ne se manifeste pas comme force, qu’elle ne soit pas volonté de domination, volonté de terrasser, volonté de maîtrise, soif d’ennemis, de résistances et de triomphes, c’est tout aussi absurde que d’exiger de la faiblesse qu’elle se manifeste comme force." (§13)

Commentaire : 

La ruse vindicative de l'impuissance consiste pour les faibles à opposer la ruse à la force.

ruse : manière de tromper - vindicative : qui réclame le respect à corps et à cri - impuissance : l'impossibilité de se défendre, de se venger, la faiblesse

La ruse vindicative de l'impuissance (la force des faibles) consiste à dire aux forts qu'ils sont "mauvais", méchants, donc à opposer la morale à la force, à culpabiliser les forts, à faire qu'ils se sentent coupables d'être ce qu'ils sont, alors qu'ils n'y peuvent rien. Ne pouvant être forts, les faibles substituent la ruse à la force car la ruse est la force des faibles.

Telle est, selon Nietzsche, la "généalogie de la morale", la manière dont elle s'est constituée dans les sociétés humaines. Cette prise de position est également celle de Calliclès dans Le Gorgias de Platon. Les thèses du sophiste Gorgias s'articulent autour de deux grands thèmes : les lois de la Nature s'imposent à la Cité, et la critique de la Philosophie.

Pour les Grecs, la Nature (Phusis) indiquait la norme de tout ce qui existe, tant en puissance qu'en acte, ce par rapport à quoi il fallait s'orienter pour agir ou penser. Cette idée a eu pour conséquence de favoriser l'opposition entre la Nature (« physis ») et la Loi (« nomos ») lorsqu'est apparu le caractère conventionnel de cette dernière : « Le plus souvent, la nature et la loi se contredisent » 

Les lois de la nature affirment d'une part qu'il est nécessaire que la puissance d'un être naturel s'exprime dans sa plénitude, autrement dit que rien ne contrevienne à son désir de pouvoir et de domination : "le beau et le juste selon la nature, c'est (...) que pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer, et qu'à ces passions, quelques fortes qu'elles soient, il faut se mettre en état de donner satisfaction par son courage et son intelligence, en leur prodiguant tout ce qu'elles désirent", affirme Calliclès.

Elles affirment d'autre part, qu'il est également nécessaire que la puissance, de la Nature se réalise dans la Cité : "la Nature, selon moi, nous prouve qu'en bonne justice celui qui vaut plus doit l'emporter sur celui qui vaut moins, le capable sur l'incapable". 

C'est de cet homme plus "capable que les autres" et qui préfigure le "surhomme" de Nietzsche que doit venir la loi et non "par les faibles et le grand nombre".

L'homme supérieur doit donc donner libre cours à ses passions et la morale commune ne traduit que l'impuissance des hommes vulgaires. Suivre ses passions, c'est manifester la puissance d'exister de l'individu. S'opposer à ses passions, c'est s'opposer à la Nature et à ses Lois.

C'est la morale du "ressentiment" comme le dira plus tard Nietzsche, la morale des esclaves face à l'amoralité des maîtres, des Seigneurs (Herrenmensch) : « pour effrayer les plus forts, les plus capables de l'emporter sur eux, et pour les empêcher de l'emporter en effet, ils (les faibles) racontent que toute supériorité est laide et injuste, et que l'injustice consiste essentiellement à vouloir s'élever au-dessus des autres, sans les valoir ».

Ce n'est pas un hasard si Nietzsche prend comme symbole des "faibles" l'agneau qui est un symbole chrétien, un des symboles du Christ, "l'agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde". Nietzsche se réfère implicitement à la morale chrétienne. Les agneaux sont les chrétiens et les aigles sont les autres, ceux qui ne partagent pas leurs valeurs. L'aigle figurait sur les étendards des légions romaines (et sur l'étendard personnel d'Adolf Hitler) symbolisant la victoire, la domination totale et la force.

D'un point de vue anthropologique, on peut remarquer que les interdits qui s'opposent à l'usage de la force ou qui en limitent l'usage existent dans toutes les sociétés, bien avant les Grecs et le christianisme et en dehors de la société occidentale. 

Nietzsche ne semble pas faire de différence entre la nature et la culture, les lois de la nature dans lesquelles s'exprime la loi du plus fort et les lois sociales qui régulent les rapport humains et l'usage de la force. Autrement dit, dans la nature les aigles (qui ne s'attaquent pas aux agneaux, proies trop grosses pour eux, mais plutôt aux lapins, mais peu importe) ne se battent pas entre eux, contrairement à ce qui se produit dans les sociétés humaines. Les loups s'attaquent effectivement aux agneaux et se battent entre eux pour la domination de la meute (loups alphas), mais rarement jusqu'à la mort, contrairement, là encore, à ce qui se passe dans les sociétés humaines.

Selon René Girard (Des choses cachées depuis la fondation du monde), cette différence est fondamentale. Les hommes ne peuvent pas (plus) suivre les "lois de la nature" parce que dans l'espèce humaine, à la différence des animaux les comportements (la violence et la sexualité) ne sont pas régulés par l'instinct. La morale n'est donc pas apparue comme une ruse des "faibles" contre les "forts", mais bien avant l'invention du mot "morale" pour garantir, sous la forme d'interdits et de tabous,  la survie de la société tout entière, menacée par le fait que le désir humain n'est plus régulé par la nature.

Texte 2. Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social

Du droit du plus fort

"Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ? Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout."

Rousseau, Du Contrat social - Livre I, chap. 3 (pp. 178-180, Source numérique de la BNF Gallica)

Selon Jean-Jacques Rousseau, le droit du plus fort n'existe pas et ne signifie rien du tout car la force et le droit sont deux réalités complètement différentes. La force n'est pas le droit et le droit n'est pas la force. 

"Le fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître" = le plus fort trouvera toujours quelqu'un de plus fort que lui "s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir" : le plus fort est donc obligé de prétendre que sa force est juste et que les autres doivent lui obéir, non pas parce qu'elle est forte, mais parce qu'elle est juste.

C'est le "droit du plus fort", une expression que Rousseau considère comme un "galimatias inexplicable" (une expression qui n'a pas de sens). Si c'est la force qui fait le droit, alors le droit se confond avec la force et il n'y a plus de droit.

Personne ne peut demeurer toujours le plus fort. Si c'est la force qui fait le droit, on peut désobéir impunément puisqu'on peut le faire légalement.

Rousseau montre l'absurdité du "droit du plus fort" qui confond le droit et la force, car le droit périt (disparaît) avec la force.

Ou bien on désobéit à la loi par devoir ou bien on se soumet à la force, à la nécessité et dans ce cas, on est forcé d'obéir, on n'y est pas obligé (ce n'est pas une obligation morale)

Note sur Le Loup et l'Agneau de Jean de La Fontaine :

"La raison du plus fort est toujours la meilleure." : Le superlatif absolu "La meilleure" est évidemment ironique et joue sur le double sens du mot "meilleure" : la plus fondée en raison, la plus morale, mais aussi la plus efficace.

Le plus fort a toujours raison, non pas parce que ses arguments sont "meilleurs", mais parce qu'il substitue la force à la raison. Les animaux, dans les fables, ne sont pas de vrais animaux, mais des animaux personnifiés : ils parlent et ils sont "doués de raison". Ils correspondent à la définition qu'Aristote donne de l'homme : un animal raisonnable, un "zoon logikon".

Et pourtant, constate La Fontaine, dans la société humaine, comme dans le règne animal, la force l'emporte toujours sur la raison : la société reproduit la "loi de la jungle" et la justifie. C'est donc que ces "animaux parlants" que sont les hommes, loin d'avoir substitué la raison à la force (ou régulé la force par la raison), se servent de la raison pour justifier la force en instaurant un "droit du plus fort" (une expression que Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social dénonce comme contradictoire). Et c'est bien ce que fait le Loup dans cette fable.

Les lois naturelles, notamment la loi du plus fort, continuent à régner dans la société, mais au lieu de s'exercer dans une violence muette, comme dans la nature, elles sont légitimées par le langage et s'exercent à travers lui. La Fontaine constate donc ce que nous pouvons constater nous-mêmes, soit dans l'Histoire humaine, soit autour de nous, voire en nous-mêmes.

Est-ce à dire que le fabuliste, comme le lui reproche Rousseau dans l'Emile, nous invite à nous accommoder des choses comme elles sont, en ne prenant parti ni pour l'Agneau, ni pour le Loup ou en nous mettant du côté du Loup ? De nombreux indices dans la fable montrent que La Fontaine, s'il constate un fait, ne le justifie pas pour autant.

La sympathie de La Fontaine va manifestement à l'Agneau. Le fabuliste souligne sa politesse envers le Loup, sa bonne foi, son intelligence (il raisonne bien), son courage, mais aussi son innocence et sa fragilité ("Je tète encor ma mère")

Le Loup est dépeint comme un être méchant ("plein de rage", "bête cruelle"), vindicatif, conduit par ses appétits ("Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure et que la faim en ces lieux attirait") et empli de mauvaise foi : il accuse en effet l'Agneau de troubler son breuvage, alors qu'il se tient en aval de lui, d'avoir médit de lui, alors que l'agneau n'était pas né et le rend responsable d'un "crime" hypothétique commis par un autre, son frère, alors qu'il n'en a pas.

"La raison du plus fort est toujours la meilleure" : Le fabuliste constate qu'il en est ainsi, aussi bien dans la nature que dans la société, mais il n'approuve nullement cet état de fait. En d'autres termes, il ne confond pas et nous invite à ne pas confondre un état de fait et un état de droit.  La Fontaine nous invite à ne pas nous comporter comme le Loup et à ne pas prendre parti contre l'Agneau (à ne pas abuser de notre force et à ne pas prendre le parti du fort contre le faible), mais aussi, plus généralement, à ne pas céder à la force, à ne pactiser avec elle et à défendre le droit et la raison.

Les hommes sont des animaux doués de raison. La Fontaine nous invite à ne pas falsifier le langage et à devenir des êtres pleinement raisonnables en soumettant à la raison la force de nos désirs.

Le schéma narratif de la fable ne comporte aucune péripétie, mais un long dialogue de 20 vers qui ne fait que retarder la fin inéluctable. La fable s'apparente à une pièce de théâtre. Elle relève de la tragédie puisqu'elle se termine par la mort du personnage principal : l'Agneau. Ce dernier aura beau déployer des trésors de politesse et multiplier les arguments raisonnables, sa bonne foi ne résistera pas à la mauvaise foi du Loup, décidé, dès le début, à en faire sa proie. La Fontaine montre qu'il en est souvent, voire "toujours" ainsi, aussi bien dans la nature que dans la société, mais nous invite à ne pas confondre le fait et le droit en abusant du langage et en fondant le droit sur la force.

Le Loup est l'Agneau est une fable à part dans l'œuvre de La Fontaine. L'Agneau n'est victime ni de sa sottise, ni de sa vanité (Le Corbeau et le Renard, Le Corbeau voulant imiter l'Aigle).

Dans la nature, les loups s'en prennent aux moutons et aux agneaux. Il n'est pas raisonnable de les en blâmer car ils ne font que suivre leur instinct. Mais les êtres humains sont des créatures douées de raison. La société des hommes ne doit pas reproduire les relations de prédation qui règnent au sein de la nature.

 

 

 

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