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Jules Vallès, L'enfant (le repas chez l'économe)

L'auteur :

Jules Vallès, né au Puy-en-Velay en Haute-Loire, le 11 juin 1832 et mort dans le 5e arrondissement de Paris le 14 février 1885, est un journaliste, écrivain et homme politique français d'extrême gauche. Fondateur du journal Le Cri du peuple, il fait partie des élus lors de la Commune de Paris en 1871. Condamné à mort, il doit s'exiler à Londres de 1871 à 1880.

L'œuvre :

L'Enfant est un roman de Jules Vallès, premier volet de la trilogie des Mémoires d'un révolté qui comporte par la suite Le Bachelier et L'Insurgé. Ce roman est d'inspiration autobiographique même si certains points s'écartent de la vie de l'auteur (on parle d'autofiction) : Jacques Vingtras est fils unique et, bien sûr, il ne porte pas le même nom (mais on peut toutefois noter qu'il porte les mêmes initiales) que l'auteur. Il s'agit d'un roman réaliste, qui évoque la vie en province. 

Fils d'un professeur de collège et d'une paysanne sans éducation, Jacques Vingtras naît et grandit au Puy-en-Velay, en Haute-LoireIl est battu tous les jours par sa mère, sous prétexte "qu'il ne faut pas gâter les enfants". Cette éducation le rend stupide et insensible aux moqueries. En même temps que sa vie, Jules Vallès raconte aussi l'histoire des enfants qui vivent la même vie que la sienne, d'où la dédicace suivante : "À tous ceux qui crevèrent d'ennui au collège ou qu'on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents, je dédie ce livre."

Le texte : 

Nous sommes au milieu du XIXème siècle. En retenue un dimanche au lycée de Saint-Etienne, pour quelque faute infime, Jacques Vingtras, le narrateur, un élève de treize ans, se voit, la punition achevée, convié pour le déjeuner à la table de l'Econome, M. Laurier, l'un des très rares adultes de l'établissement à ne pas lui être hostile.

"La retenue était finie, on nous lâcha, je montai chez M. Laurier.

"Te voilà, gamin ?

- Oui, M'sieur.

-Toujours en retenue, donc !

- Non M'sieu !

- Tu as faim ?

- Oui M'sieu !

-Tu veux manger ?

- Non, M'sieu !"

Je croyais plus poli de dire non : ma mère m'avait bien recommandé de ne pas accepter tout de suite, ça ne se faisait pas dans le monde. On ne va pas se jeter sur l'invitation comme un goulu, "tu entends" ; et elle prêchait d'exemple.

- Nous avions dîné quelquefois chez des parents d'élèves.

"Voulez-vous de la soupe, madame ?

- Non, si, je l'aime bien, mais je n'ai pas faim...

- Diable ! pas faim, déjà !"

"Tu dois toujours en laisser un peu dans le fond." Encore une recommandation qu'elle m'avait faite.

- En laisser un peu dans le fond.

C'est ce que je fis pour le potage, au grand étonnement de l'économe, qui avait déjà trouvé que j'étais très bête en disant que j'avais faim, mais que je ne voulais pas manger.

Mais moi, je sais qu'on doit obéir à sa mère - elle connaît les belles manières, ma mère - j'en laisse dans le fond et je me fais prier.

L'économe m'offre du poisson. - Ah ! mais non !

Je ne mange pas du poisson comme cela du premier coup, comme un paysan.

"Tu veux de la carpe ?

- Non, M'sieu !

- Tu ne l'aimes pas ?

- Si M'sieu !"

Ma mère m'avait bien recommandé de tout aimer chez les autres ; on avait l'air de faire fi des gens qui vous invitent, si on n'aimait pas ce qu'ils vous servaient.

"Tu l'aimes ? eh bien !"

L'économe me jette la carpe comme à un niais, qui y goûtera s'il veut, qui la laissera s'il ne veut pas.

Je mange ma carpe - difficilement.

Ma mère m'avait dit encore : "Il faut se tenir écarté de la table ; il ne faut pas avoir l'air d'être chez soi, de prendre ses aises." Je m'arrangeais le plus mal possible, - ma chaise à une lieue de mon assiette ; je faillis tomber deux ou trois fois. (Jules Vallès, L'Enfant, 1879)

Question d'interprétation (problématique) : sous quel angle le motif de l'éducation est-il abordé dans cet extrait de roman ?

Eléments de réponse :

Dans cet extrait d'un roman à caractère en partie autobiographique, le narrateur évoque les effets aberrants de l'éducation donnée par sa mère.

On remarque d'emblée, dans le court dialogue du début, que l'enfant ne comprend pas ce que lui dit M. Laurier : "Toujours en retenue, donc ?" - "Non M'sieur !" L'enfant comprend que M. Laurier lui dit qu'il est encore en retenue, alors qu'il lui demande pourquoi il est toujours en retenue. La réponse de l'enfant relève de l'automatisme plutôt que de la réflexion. Il est bien évident qu'il n'est plus en retenue, puisqu'il se trouve chez M. Laurier.

M. Laurier renonce à continuer la conversation au sujet des retenues, persuadé sans doute que l'enfant est incapable de comprendre une question qui dépasse le cadre des faits pour porter sur des raisons. L'enfant donne donc dès le départ à M. Laurier une piètre idée de son intelligence.

M. Laurier lui demande ensuite s'il a faim. L'enfant répond que oui, puis s'il vaut manger et l'enfant répond que non. L'incohérence de ses réponses ne peut que susciter la perplexité de M. Laurier. En effet, si on a faim, on a envie de manger. L'enfant fournit donc à M. Laurier une nouvelle raison de s'interroger, non plus, cette fois, sur son intelligence, mais sur son équilibre mental.

Le narrateur (adulte) intervient alors pour expliquer au lecteur la raison de cette surprenante réponse  : "Je croyais plus poli de dire non : ma mère m'avait bien recommandé de ne pas accepter tout de suite, ça ne se faisait pas dans le monde. On ne va pas se jeter sur l'invitation comme un goulu, "tu entends" et elle prêchait d'exemple.

Le narrateur rapporte les événements de nombreuses années plus tard. Il est devenu adulte et il a réussi à s'affranchir de l'éducation donnée par sa mère. Il est donc en mesure de prendre de la distance et de critiquer cette éducation. Il dit "je croyais plus poli de dire non", ce qui sous-entend qu'il ne partage plus cette conviction.

L'enfant applique aveuglément les consignes de sa mère. Ces consignes sont inappropriées. En effet, il est impoli de dire que l'on ne veut pas manger après avoir dit que l'on a faim. Au contraire, cela pourrait être offensant pour ses hôtes, car cela pourrait sous-entendre que l'on craint que la nourriture ne soit pas bonne. On voit donc que de faux principes de politesse conduisent à un comportement impoli.

La mère se fait une fausse idée de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas "dans le monde". L'expression "le monde" signifie la haute bourgeoisie, l'aristocratie. La mère est une "paysanne sans éducation" qui se fait toutes sortes d'idées sur les manières que l'on doit adopter dans le monde. Monsieur Laurier est l'économe du collège ; il appartient donc à la petite bourgeoisie dont les manières ne sont pas celles du "monde". Les conseils de Madame Vingtras sont inappropriés, ils ne s'appliquent pas à la situation où se trouve Jacques.

"On ne va pas se jeter sur l'invitation comme  un goulu, "tu entends" ; et elle prêchait d'exemple."

L'enfant prend exemple sur sa mère qu'il imite aveuglément : "elle connaît les belles manières, ma mère - j'en laisse dans le fond et je me fais prier !"

Là encore, laisser du potage au fond de son assiette dans la petite bourgeoisie n'est pas un signe de bonne éducation. M. Laurier risque de prendre Jacques pour un enfant prétentieux, maniéré et capricieux.

Sa réaction devant le poisson qu'il lui offre ne peut que confirmer ce jugement "Je ne mange pas du poisson comme cela du premier coup, comme un paysan." La mère de Jacques est remplie de préjugés de classe. Elle se croit supérieure aux paysans, classe sociale dont elle est pourtant issue, et essaye de s'en démarquer par tous les moyens, notamment en adoptant ce qu'elle pense être les manières du "monde". Là encore, Jacques imite ses préjugés.

On retrouve dans le dialogue qui suit la même incohérence que plus haut : Jacques dit qu'il ne veut pas de la carpe, mais qu'il aime bien la carpe. Il ne parvient pas à concilier deux injonctions contradictoires : "tout aimer chez les autres" et "ne pas accepter tout de suite ce qu'on lui offre".

Cette réaction ne peut que susciter l'irritation de M. Laurier : "L'économe me jette de la carpe comme à un niais, qui y goûtera s'il veut, qui la laissera s'il ne veut pas."

Dans le dernier paragraphe, sous prétexte de se conformer au code de politesse de sa mère : "il faut se tenir écarté de la table ; il ne faut pas avoir l'air d'être chez soi, de prendre ses aises", l'enfant a l'air de faire le clown pour amuser la galerie, ce qui ne peut qu'irriter encore plus M. Laurier qui doit décidément le prendre pour un parfait idiot.

Conclusion : 

Le narrateur évoque les effets nocifs de l'éducation donnée par sa mère : l'enfant donne dès le départ à l'économe du collège une piètre idée de son intelligence et lui fournit des raisons de douter de son équilibre mental. Les faux principes de politesse inculqués par sa mère, fondés sur des injonctions contradictoires, le conduisent à se montrer impoli. M. Laurier ne peut que prendre Jacques pour un enfant prétentieux, maniéré et capricieux, pour un bouffon et finalement pour un parfait idiot. L'éducation donnée par sa mère ne peut qu'être désastreuse pour son intégration sociale et le développement de son intelligence.

Une éducation intelligente et épanouissante consisterait à prendre le contrepied des préjugés inculqués par sa mère : apprendre à l'enfant à réfléchir et à être attentif à ce qu'on lui demande pour ne pas répondre à côté, ne pas être hypocrite, être franc, naturel, spontané, tout en restant poli (ne pas manger avec les doigts, ne pas parler la bouche pleine, sire "s'il vous plaît", "merci", etc.), ne pas mépriser ceux qui n'appartiennent pas au même milieu que vous, etc.

Pour paraphraser Pascal, on pourrait dire que la vraie politesse se moque des règles de politesse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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