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Enseignement de spécialité, les limites du langage

Ce travail est le fruit d'une réflexion commune avec une élève de seconde (enseignement de spécialité), H.B.

Le texte : 

"Il se peut que je m'agace aujourd'hui parce que le mot amour ou tel autre mot ne rend pas compte de tel sentiment. Mais (...) il faut chercher : le langage dit seulement que l'on peut tout inventer en lui, que l'expression est toujours possible, fût-elle indirecte parce que la totalité verbale, au lieu de se réduire, comme on croit, au nombre fini des mots que l'on trouve dans le dictionnaire, se compose des différenciations infinies - entre eux, en chacun d'eux - qui, seules les actualisent. Cela veut dire que l'invention caractérise la parole : on inventera si les conditions sont favorables, sinon on vivra mal des expériences mal nommées." (Jean-Paul Sartre)

Nombre fini : nombre arrêté, limité, opposé à infini, qui est sans limite.

Actualiser : mettre en œuvre, l'actualisation est le contraire de ce qui reste virtuel ou possible.

Selon Sartre, dans ce texte, la difficulté à dire ce qui est ressenti vient d'un manque d'invention. En effet il y a d'un côté un nombre arrêté de mots utilisables et de l'autre la combinaison de ces mots qui, elle, est infinie. C'est comme les coups permis et interdits dans un jeu qui sont finis et les parties à jouer qui, elles, sont infinies. De ce point de vue, la difficulté à s'exprimer vient d'une difficulté à savoir manier les mots pour créer à partir d'eux.

Questions :

1. Donnez les raisons de l'agacement causé par l'impuissance des mots à restituer un sentiment dont parle l'auteur au début du texte.

2. Vu que la capacité du langage à arriver à tout dire repose, selon Sartre, sur l'invention, comment, selon vous remédier aux difficultés que certain(e)s rencontrent quand ils (elles) veulent exprimer ce qu'ils éprouvent.

3. Expliquer ce que peut désigner le fait de "vivre mal des expériences mal nommées". Pour cela demandez-vous ce que pourrait signifier au contraire "vivre bien des expériences bien nommées".

Eléments de réponse aux questions : 

I. Que veut-on dire quand on dit : "Je t'aime" ? Que recouvre le mot "amour" ? Est-ce que l'on aime une personne comme on aime un animal ou un gâteau au chocolat ? Sartre souligne ici l'insuffisance des mots à exprimer ce que l'on ressent. Le langage échoue à dire ce qui est ressenti par sa généralité : les mots sont trop communs, ordinaires, alors que ce qui est ressenti singulièrement est vécu comme exceptionnel.

Ainsi, il y a un décalage entre la langue et la parole. Jean-Paul Sartre ressent de "l'agacement" devant ce phénomène causé par l'impuissance des mots à restituer le sentiment amoureux, car l'amour est l'amour pour une personne unique et s'exprime de manière unique, alors que les mots sont utilisés par tout le monde et ne peuvent donc caractériser de façon adéquate un sentiment aussi singulier.

Le mot "amour" ne rend pas compte de la singularité de mon amour pour telle personne, à tel moment, en tel lieu. L'amour ne s'exprime pas par des banalités, des clichés toujours plus ou moins ridicules.

Selon Bergson, il y a une disproportion entre le langage qui a pour but de communiquer et la parole qui exprime l'intériorité personnelle. En effet, communiquer engage ce qui est commun. Le commun est ce qui est ordinaire et également ce qui est en partage entre plusieurs individus. Donc pas singulier, pas propre à soi. Ainsi, il y a toujours un décalage entre les mots et la pensée. Il y a des réalités indicibles (les expériences mystiques) : comme le dit Ludwig Wittgenstein : "Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire".

Lorsque Jean-Paul Sartre cherche à exprimer l'amour, il s'agace de ne trouver disponibles que les mots de tout le monde : "Je t'aime, tu es la plus belle", "Tu as de beaux yeux", etc. Il ressent un manque d'invention. Il faudrait avoir la faculté d'invention d'un poète comme Paul Eluard et en même temps la simplicité pour exprimer toutes les nuances du sentiment amoureux.

               Air Vif

J’ai regardé devant moi
Dans la foule je t’ai vue
Parmi les blés je t’ai vue
Sous un arbre je t’ai vue

Au bout de tous mes voyages
Au fond de tous mes tourments
Au tournant de tous les rires
Sortant de l’eau et du feu

L’été l’hiver je t’ai vue
Dans ma maison je t’ai vue
Entre mes bras je t’ai vue
Dans mes rêves je t’ai vue

Je ne te quitterai plus.

2. Sartre distingue entre la langue et la parole. La langue, c'est la totalité des mots disponibles, tels qu'on les trouve dans le dictionnaire et qui sont en nombre fini et la parole qui se caractérise par l'invention, c'est-à-dire par la capacité de mettre des mots non pas les uns à coté des autres, mais à faire dire à la langue ce que jamais elle n'aurait espéré pouvoir dire.

La langue est comme les règles du jeu d'échecs et la parole comme les parties en nombre infini que l'on peut jouer à partir de ces règles. Il y a des génies des  échecs, comme il y a des poètes de génie. Cette distinction entre la langue et la parole explique la difficulté que l'on peut rencontrer quand on veut exprimer ce qu'on éprouve. La langue est finie, mais virtuellement infinie. La parole actualise le caractère virtuellement infini de la langue en lui faisant dire ce qu'elle ne savait pas qu'elle pouvait dire.

Christian de Neuvillette, dans Cyrano de Bergerac ne parvient pas à exprimer ce qu'il ressent. Il ne sait pas dire son amour pour Roxane. Cyrano, lui, a les mots pour exprimer son amour, mais son drame, c'est qu'il se croit laid. Il souffle donc à Christian les mots qui séduiront Roxane :

"Un baiser, mais à tout prendre, qu'est-ce ? 
Un serment fait d'un peu plus près, une promesse 
Plus précise, un aveu qui veut se confirmer, 
Un point rose qu'on met sur l'i du verbe aimer ; 
C'est un secret qui prend la bouche pour oreille, 
Un instant d'infini qui fait un bruit d'abeille, 
Une communion ayant un goût de fleur, 
Une façon d'un peu se respirer le cœur, 
Et d'un peu se goûter, au bord des lèvres, l'âme !"

Comment combler la distance entre le langage et le sentiment amoureux ? On peut résoudre ce manque par le silence en considérant que les mots sont impuissants à exprimer ce que l'on ressent, ou  bien par une parole vraie. Mais qu'est-ce qu'une parole vraie ?

Il est vrai aussi que le langage ne suffit pas, il s'exprime aussi par des actes. On peut aussi se tromper sur ses sentiments, en croyant que l'on ressent de l'amour, alors que ça n'en est pas. Ou peut-être que le sentiment est vrai, mais que la personne n'en est pas digne. Comme l'écrit Marcel Proust dans La Recherche du temps perdu : "Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre."

... Ou peut-être que les partenaires ne sont pas faits l'un pour l'autre sans que ce soit la faute de l'un ou de l'autre.

Dans On ne badine pas avec l'amour, Marivaux montre que la maîtrise du langage de l'amour ne préjuge pas de la sincérité de celui qui parle : on peut être incapable d'exprimer ce que l'on éprouve et on peut exprimer admirablement des sentiments que l'on n'éprouve pas -  et dans Le Jeu de l'amour et du hasard qu'il n'y a pas de hasard, que l'expression du sentiment amoureux est aussi une question de milieu social.

3. "Vivre mal des expériences mal nommées", c'est mettre des mots erronés sur une expérience vraie ou des mots vrais sur une expérience erronée. Il faudrait vivre bien des expériences bien nommés, c'est-à-dire exprimer de façon exacte ce que l'on ressent.

Il a trois sortes de poètes : ceux qui sont  poètes et qui n'écrivent jamais, ceux qui ne sont pas poètes mais qui écrivent des poèmes ou ce qu'il appellent des poèmes et enfin ceux qui allient à la fois des qualités poétiques et des sentiments vrais.

Ceux qui vivent mal des expériences mal nommées sont ceux qui sont dans l'incapacité d'utiliser le langage de façon inventive.

Pour vivre bien des expériences bien nommées, il faudrait lire des poètes. René Char, Paul Eluard, Charles Baudelaire... Car la parole ne fait pas qu'exprimer des sentiments, mais les suscite. On n'aimait pas de la même façon avant et après l'invention de l'amour courtois.

Voici, comme en peu de mots, René Char exprime à la fois la gravité et la légèreté de l'amour. On remarquera qu'il ne parle pas seulement de l'autre, mais du monde et des autres. Un amour vrai n'est pas égoïstement replié sur lui-même, il nous ouvre au monde et aux autres :

"Merci d'être, sans jamais te casser, iris, ma fleur de gravité. Tu élèves  au bord des eaux des affection miraculeuses, tu ne pèse pas sur les mourants que tu veilles, tu éteins  des plaies sur lesquels le temps n'a pas d'action, tu ne conduis pas à une maison consternante, tu permets que toutes les fenêtres reflétées ne fassent qu'un seul visage de passion, tu accompagnes le retour du jour dans les vertes avenues libres. (René Char, Lettera amorosa)

 

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