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EAF 2017, séries technologiques, Anna de Noailles, "Trains en été" (proposition de corrigé)

La comtesse Anna-Élisabeth de Noailles, née Bibesco Bassaraba de Brancovan, est une poétesse et une romancière française, d'origine roumaine, née à Paris le 15 novembre 1876 et morte à Paris le 30 avril 1933. 

Trains en été

Pendant ce soir inerte (1) et  tendre de l'été

Où la ville, au soir bleu mêlant sa volupté (2),

Laisse les toits d'argent s'effranger dans l'espace,

J'entends le cri montant et dur des trains qui passent...

- Qu'appellent-ils avec ces cris désespérés ?

Sont-ce les bois dormants, l'étang, les jeunes prés,

Les jardins où l'on voit les petites barrières

Plier au poids des lis et des roses trémières ?

Est-ce la route immense et blanche de juillet

Que le brûlant soleil frappe à coups de maillet (3);

Sont-ce les vérandas dont ce dur soleil crève

Le vitrage ébloui comme un regard qui rêve ?

- Ô trains noirs qui roulez en terrassant le temps,

Quel est donc l'émouvant bonheur qui vous attend ? -

Quelle inimaginable et bienfaisante extase (4)

Vous est promise au bout de la campagne rase ? 

Que voyez-vous là-bas qui luit et fuit toujours

et dont s'irrite ainsi votre effroyable amour ?

- Ah ! de quelle brûlure en mon coeur s'accompagne

ce grand cri de désir des trains vers la campagne...

(1) inerte : sans mouvement, sans énergie

(2) Volupté : plaisir sensuel

(3) : Maillet : sorte de marteau

(4) : Extase : joie extrême

Introduction 

Ce poème de la poétesse et romancière française Anna de Noailles, "Trains en été" est extrait d'un recueil, paru en 1907, intitulé Les Eblouissements. Il se présente sous la forme volontairement monotone d'une unique strophe de 20 vers en dodécasyllabes (alexandrins) aux rimes plates (A-A/B-B), qui évoquent les rails parallèles d'un chemin de fer.

Anna de Noailles évoque les émotions, les sentiments et les images  que suscitent en elle le bruit des trains au loin, les soirs d'été.

Comment la poétesse nous entraîne-t-elle dans son rêve ?

Nous étudierons dans une première partie les paysages traversés par les trains, puis la présentation des trains comme des êtres humains.

I. Les paysages traversés par les trains

a) Le lyrisme et le déploiement de l'imagination

Le poème comporte quatre mouvements : Du début, jusqu'à "ces cris désespérés : La poétesse entend le "cri" des trains dans le soir d'été ; depuis "Qu'appellent-ils" jusqu'à "comme un regard qui rêve", elle se demande ce qu'ils appellent ; depuis " Ô trains noirs qui roulez jusqu'à "effroyable amour" : elle s'adresse directement aux trains. Dans les deux derniers vers,  elle revient sur elle même.

Le poème relève du registre lyrique et plus précisément élégiaque : Anna de Noailles exprime  au présent d'énonciation et de caractérisation des sentiments et des émotions à la première personne du singulier. L'élégie est considérée comme un genre au sein de la poésie lyrique en tant que poème caractérisé par un ton plaintif particulièrement adapté à l'évocation d'un mort ou à l'expression - comme c'est le cas dans ce poème - d'une souffrance amoureuse due à un abandon ou à une absence que condense les deux derniers vers (on remarquera qu'ils se terminent par un point de suspension) : "- Ah ! de quelle brûlure en mon coeur s'accompagne/ce grand cri de désir des trains vers la campagne..."

La dimension élégiaque s'exprime en particulier dans les modalisateurs : "inerte et tendre", "le cri montant et dur des trains qui passent", "cris désespérés", "route immense", "dont ce dur soleil crève le vitrage ébloui", "en terrassant le temps", "l'émouvant bonheur", "inimaginable et bienfaisante extase", "promise", "toujours", "s'irrite", "effroyable amour", "grand cri de désir".

Le poème comporte également une tonalité épique (active et diurne) qui s'oppose à la tonalité lyrique et élégiaque (passive et nocturne) lorsqu'il est question de la violence de la nature (le soleil à son zénith) et de celle de la technique, des inventions humaines (les trains) : "Est-ce la route immense et blanche de juillet/ Que le brûlant soleil frappe à coups de maillet (3); /Sont-ce les vérandas dont ce dur soleil crève/Le vitrage ébloui comme un regard qui rêve ? /- Ô trains noirs qui roulez en terrassant le temps"

Du début du poème jusqu'à "un regard qui rêve", la poétesse s'adresse au lecteur au style direct. Elle se trouve dans une ville, le soir. Elle entend passer les trains dans le lointain. Leur bruit "montant et dur" suscite en elle des images  : "les bois dormants", "l'étang", "les jeunes prés", "les jardins où l'on voit les petites barrières/Plier au poids des lis et des roses trémières", "la route immense et blanche", "les vérandas".

C'est l'ouïe : "j'entends le cri montant et dur des trains qui passent" qui déclenche comme un signal, des images si vives  et si précises que le lecteur a l'impression de voir le paysage qu'évoque Anna de Noailles. On parle "d'hypotypose". 

b) Une nature personnifiée

Le champ lexical dominant est celui de la nature : "été", "bois dormant", "étang", "jeunes prés", "jardins", "lis", "roses trémières", "soleil" (deux fois), "campagne" (deux fois).

Il y a des taches de couleur, comme dans un tableau impressionniste : "bleu", "argent", "vert" ('jeunes prés"), blanc ("lis", "route blanche"), rose, mauve ("roses trémières"), "noir" ("trains noirs")

La poétesse personnifie la ville qui mêle sa volupté au soir bleu. Le mot "volupté" appartient au champ lexical de la satisfaction, du plaisir et se rapporte normalement à un être humain ; on peut donc interpréter le mot "ville" comme une métonymie (le tout pour la partie). Il en est de même des épithètes "inerte" (sans mouvement, sans énergie) et "tendre" qui fonctionnent comme des hypallages : ce n'est ni le soir qui est "inerte et tendre", ni la ville qui ressent  la volupté et la "tendresse du soir" mais la poétesse.

Les éléments du paysage : la route, le soleil, les vérandas sont eux aussi personnifiés.

c) Un paysage imaginaire

Depuis : "la route immense et blanche de juillet/ Que le brûlant soleil frappe à coups de maillet", "jusqu'à : les vérandas dont ce dur soleil crève/Le vitrage ébloui comme un regard qui rêve" : On note la présence de plusieurs figures de style entrelacées : une hyperbole  : "la route immense", deux métaphores filées : le soleil est comparé à un forgeron et la route à un objet chauffé à blanc sur lequel il frappe à coup de maillet, les vérandas à des yeux que le soleil "crève", ainsi qu'une hypallage, figure de l'irradiation qui relève d'une "esthétique du flou" : "le vitrage ébloui" (ce n'est pas le vitrage, mais le regard qui est ébloui), qui introduisent de surcroît une dimension fantastique.

Le passage contient des allusions à la mythologie : à Hélios, le dieu-soleil, progressivement assimilé à Apollon, le dieu des arts et en particulier de la poésie lyrique et élégiaque, à Vulcain, le dieu forgeron, de la technique et de la métallurgie, à l'épisode du cyclope éborgné par Ulysse avec un épieu incandescent, dans L'Odyssée d'Homère, voire l'aveuglement, au sens propre et au sens figuré, d'Oedipe. Peut-être la poétesse veut-elle suggérer que les hommes sont soumis aux dieux, au destin, à des forces qui les dépassent, pour le meilleur et pour le pire, le thème du feu étant associé à celui du désir (la "brûlure du désir").

Dans sa préface au roman La bête humaine d'Emile Zola, Gilles Deleuze a montré le lien symbolique entre la sexualité, ce qu'il nomme la "fêlure" (liée à l'hérédité chez Zola) , la violence (le viol, le meurtre), la pulsion de mort, le destin et le train. Le train étant revêtu dans la littérature moderne des attributs des divinités monstrueuses de la mythologie.

"Sont-ce les vérandas dont ce dur soleil crève / Le vitrage ébloui comme un regard qui rêve ?" : La poétesse compare le vitrage des vérandas à des yeux crevés par le soleil brûlant de juillet. Le participe passé employé comme épithète "ébloui" rappelle le titre du recueil, Les éblouissements : "ébloui" est employé en syllepse, à la fois au sens propre (aveuglé) et au sens figuré (émerveillé).

Les quatre vers, depuis : "Est-ce la route immense" jusqu'à : "comme un regard qui rêve", sont dominés pas le champ lexical de la brutalité : "dur", "brûlant", "frappe", "maillet", "crève" et de la chaleur : "été", "blanche", "juillet", "brûlant", "soleil", "ébloui", "brûlure". En contradiction avec celui du plaisir, au début du poème, ils signalent un glissement dysphorique de la douceur à la violence. Cette brutalité correspond au "cri montant et dur des trains qui passent" qui vient arracher la poétesse à la tendre inertie de ses rêveries voluptueuses.

On note un décalage entre la situation temporelle d'énonciation : "ce soir inerte et tendre de l'été" et le paysage diurne que décrit Anna de Noailles qui montre bien que les paysages évoqués sont des paysages rêvés, imaginaires et non des paysages "réels".

II. La présentation des trains comme des êtres humains

a) "Leurs cris désespérés"

De même que les éléments du paysages : la ville, la route, le soleil, le vitrage des vérandas, les trains sont comparés à des personnes : Anna de Noailles parle de "leur cri montant et dur" qu'elle qualifie de "désespéré" et se demande, dans une série d'anaphores ce qu'ils appellent ainsi : 'Sont-ce les bois dormants... "Est-ce la route" (...) ,  "Sont-ce les vérandas..."

Les trains personnifiés appellent les éléments, eux-mêmes personnifiés, des paysages. Ces cris correspondent dans la réalité aux sifflets des locomotives à vapeur. Dans le rêve éveillé de la poétesse, ils sont interprétés comme autant de cris désespérés. Le modalisateur "désespéré" ajoute un élément pathétique et tragique au poème.

Ce n'est évidemment pas le sifflet qui est "désespéré" - on pourrait tout aussi bien, dans un autre contexte, le qualifier de "joyeux" -, mais c'est la poétesse qui l'interprète ainsi, projetant ses propres sentiments sur un phénomène neutre et objectif.

Pourquoi Anna de Noailles qualifie-t-elle le sifflet de la locomotive de "cri désespéré ? Sans doute parce que les éléments du paysage : les bois dormants, l'étang, les jeunes prés, les jardins, les petites barrières, les lis, les roses trémières, la route, le soleil, le vitrage des vérandas... sont autant d'objets d'un désir d'absolu, d'une aspiration inassouvie vers la beauté.

D'où la présence dans le poème de deux champ lexicaux contradictoires : celui de la satisfaction : "tendre", "volupté", "émouvant bonheur", "bienfaisante extase", "amour et celui de l'insatisfaction : "cri" (deux fois), "désespérées", "fuit", "s'irrite", "effroyable amour", "brûlure, "désir"

b) L'identification de la poétesse aux trains

A partir de "Ô trains noirs qui roulez en terrassant le temps" jusqu'à "votre effroyable amour", la poétesse interpelle directement les trains. Elle leur demande de lui parler de "l'émouvant bonheur qui les attend", de l'extase qui leur est promise et de qu'ils voient "là-bas" pour s'y précipiter sans trêve ni relâche "en terrassant le temps", c'est-à-dire en allant plus vite que la marche humaine.

Le mot "extase" (du grec ek-stasis = sortie de soi-même) appartient à la fois au vocabulaire mystique ("L'extase de sainte Thérèse d'Avila" par Le Bernin) et érotique (l'extase amoureuse). La poétesse sait bien que les trains ne  répondront pas aux questions oratoires, qu'elle se pose en fait à elle-même.

Dans les deux derniers vers (la clausule), la poétesse explicite ce que représente le bruit des trains qui traverse la campagne : "- Ah ! de quelle brûlure en mon coeur s'accompagne/ce grand cri de désir des trains vers la campagne : la brûlure du désir inassouvi que condense l'oxymore hyperbolique "effroyable amour".

Le désir est la recherche d'un objet que l'on imagine ou que l'on sait être source de satisfaction. Il est donc accompagné de souffrance, d'un sentiment de manque ou de privation. Et pourtant, le désir semble refuser la satisfaction puisque, à peine comblé, il s'empresse de renaître. Socrate, dans Le Gorgias, compare le phénomène du désir au tonneau des Danaïdes, ces jeunes filles condamnées par les dieux à remplir éternellement un tonneau percé.

Le psychanalyste Jacques Lacan, critiquant une mystique désincarnée du désir, a montré à propos de sainte Thérèse d'Avila que nous ne désirons pas "l'infini", mais l'absolu et nous cherchons l'absolu dans des "objets" - et les affects qui leur correspondent - finis et précis.

Selon Platon (Le Banquet),  Le Désir (Eros) est une mobilisation vers l'Absolu, le monde intelligible. Et pourtant, son statut demeure ambigu : cette dynamique ambitieuse est freinée sans cesse, notre désir s'accrochant toujours à des objets sensibles, imparfaits, impropres à le satisfaire.

Comme l'a dit la philosophe Simone Weil dans La personne et le sacré : "La beauté est le mystère suprême d'ici-bas. C'est un éclat qui sollicite l'attention, mais ne lui fournit aucun mobile pour durer. La beauté promet toujours et ne donne jamais rien ; elle suscite une faim mais il n'y a rien en elle de nourriture pour la partie de l'âme qui essaie ici-bas de se rassasier ; elle n'a de nourriture que pour la partie de l'âme qui regarde. Elle suscite le désir, et elle fait sentir clairement qu'il n'y a en elle rien à désirer, car on tient avant tout à ce que rien d'elle ne change. Si on ne cherche pas d'expédients pour sortir du tourment délicieux qu'elle inflige, le désir peu à peu se transforme en amour, et il se forme un germe de la faculté d'attention gratuite et pure. "

c) Les sonorités

Les sonorités soulignent les différentes tonalités du poème : la douceur, la violence, le désir et la plainte :

La douceur  : Jeu sur la liquide "l" : "mêlant sa volupté laisse les toits...", jeu sur la dentale "t" : ce soir inerte et  tendre de l'été, jeu sur la diphtongue "ou" : "vous est promise au bout", jeu sur la voyelle "a" : "campagne rase", jeu sur la sifflante (s doux) : "ce soir", "soir", "passent", "ces (cris)", "sont-ce" (deux fois), "est-ce", "ce"

La violence : ""frappe à coups de maillet", "dont ce dur soleil crève"

La plainte : Jeu sur la diphtongue "an" : "J'entends le cri montant", "les bois dormants, l'étang",  "immense et blanche", "en terrassant le temps" (+ "attend")

Jeu sur la diphtongue "ui" : "qui luit et fuit"

Le désir inassouvi : Jeu sur la voyelle "i" : "qu'appellent-ils avec ces cris", "les petites barrières plier au poids des lis", "le vitrage ébloui", "inimaginable et bienfaisante", "cri de désir", "s'irrite ainsi"

Le jeu (dysphorique) sur la voyelle "i" et les diphtongues "ui" et "an" exprime le "grand cri (plaintif) de désir" douloureux et inassouvi qui le traverse et qui le clôt. On retrouve le même jeu avec la même signification chez Mallarmé :

"Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ! "

Conclusion :

Anna de Noailles évoque les émotions, les sentiments et les images  que suscitent en elle le bruit des trains au loin, les soirs d'été. Leur bruit "montant et dur" évoque pour elle des images si vives  et si précises que le lecteur a l'impression de voir le paysage qu'elle décrit.

Le décalage entre la situation temporelle d'énonciation : la tombée du soir et le paysage diurne montre bien que les paysages évoqués sont des paysages rêvés, imaginaires et non des paysages "réels".

Les trains sont comparés à des personnes. Anna de Noailles parle de leur "cri désespéré" parce qu'elle leur prête  un désir d'absolu, une aspiration éternellement inassouvie.

La poétesse s'identifie aux trains, elle qui passe, comme les trains au milieu de la beauté du monde sans jamais parvenir à la posséder durablement et qui cherche, comme chacun d'entre nous, dans une quête infinie et vaine que symbolisent les trains qui traversent en été les campagnes en poussant des "cris désespérés", le bonheur et l'extase...

 

 

 

 

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