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Y a-t-il une contradiction entre la liberté et le respect des devoirs ?

Ce travail est le fruit d'une réflexion commune avec Julie B., élève de Terminale.

Introduction :

Il arrive souvent que nous préférions rester au lit plutôt que de nous lever pour aller au lycée. Or, c'est notre devoir d'élève d'aller à l'école, même si l'école n'est plus obligatoire à partir de seize ans ; nos parents, nos éducateurs, la société, notre "surmoi" nous répètent que nous avons le devoir d'assurer notre avenir en préparant le baccalauréat et attisent notre "mauvaise conscience" et notre sentiment de culpabilité.

Définition des termes du sujet :

Pour l'opinion commune, la liberté est le droit illimité de faire ce que l'on veut, notre volonté étant considérée comme souveraine. Le mot "devoir" relève de la morale. Le devoir est une obligation morale que nous devons respecter, mais que nous pouvons aussi bien négliger, contrairement aux besoins (manger, boire, dormir), soit par inadvertance, soit volontairement.

Problématique :

Je peux négliger mon devoir par inadvertance en restant dormir dans mon lit parce que j'ai oublié de régler  mon réveil, mais je peux aussi rester volontairement au lit parce que je n'ai tout simplement pas envie de me lever. On peut dire que dans ce cas précis, la liberté définie comme le droit de rester au lit est en contradiction avec le devoir d'aller à l'école.

Y a-t-il (toujours) contradiction entre la liberté et le respect des devoirs ? En d'autres termes, faut-il choisir entre le respect de nos devoirs et notre liberté ? La liberté et le devoir sont-ils absolument inconciliables et devons-nous choisir entre la liberté au détriment de nos devoirs ou entre nos devoirs au détriment de notre liberté ?

Sous-entendus (que faut-il admettre pour poser une telle question ?) :

Cependant, le problème se pose-t-il vraiment dans ces termes ? Y a-t-il vraiment une contradiction insurmontable entre le devoir et la liberté ? La manière dont la question est formulée sous-entend que non.

Les domaines d'application du sujet :

Le sujet s'applique à plusieurs domaines : psychologique, anthropologique, moral, juridique, politique, voire religieux.

L'enjeu :

Si le respect des devoirs s'oppose à notre liberté, la préservation de notre liberté étant une valeur essentielle, aussi importante, sinon plus que le respect de nos devoirs, alors nous avons paradoxalement le droit de négliger nos devoirs, voire même le devoir de rester au lit si et quand nous en avons envie !

Si l'on admet qu'il faut accepter et aimer son devoir, en quoi le devoir, qui semble contraire à la liberté, correspond-il à la liberté ?

Il est important de réfléchir à la question du rapport entre la liberté et le devoir car nous tenons  à assumer nos devoirs (et pas uniquement parce que nous y sommes obligés), mais aussi à préserver notre liberté et nous n'acceptons pas de sacrifier notre liberté au respect de nos devoirs.

Annonce du plan :

Dans un premier temps, nous montrerons que le devoir semble s'opposer à la liberté, puis nous montrerons à quelles conditions il est possible de concilier le devoir et la liberté et enfin que la liberté véritable ne peut se réduire au simple respect du devoir.

I. Le respect des devoirs paraît s'opposer à la liberté :

a) Argument : Les devoirs sont contraignants. Quand je fais quelque chose uniquement par devoir, j'ai l'impression de sacrifier ma liberté.

Exemple : Je voudrais aller au cinéma, mais ma mère me demande de garder ma petite sœur. Le devoir l'emporte dans ce cas sur la liberté (le désir d'aller au cinéma). Je peux désobéir et aller quand même au cinéma ; si j'obéis, je regretterai toute la soirée de ne pas avoir été au cinéma. Mais si je désobéis j'aurais des remords.

b) Argument : Quand j'obéis à mon devoir, j'ai l'impression de me soumettre, de ne pas être libre, de ne pas avoir le choix. Or une action qui n'est pas faite librement n'a pas vraiment de valeur morale.

Exemple : J'ai le devoir de payer des impôts et je ne suis pas libre de m'en abstenir. Payer des impôts est obligatoire. Payer des impôts aurait une valeur morale si je pouvais choisir de ne pas en payer, mais on peut douter dans ce cas que les gens accepteraient de donner "librement" leur argent à l'Etat plutôt que de le garder pour eux.

c) Argument : Selon Calliclès dans la dialogue Le Gorgias de Platon  "si on veut vivre comme il faut, il faut laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, au lieu de les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions  et de les assouvir, elles et tous les désirs qui les accompagnent." Calliclès résout le conflit entre le devoir et la liberté en tranchant le nœud gordien en faveur de la liberté souveraine de faire ce que l'on veut, 

Exemple : Personne n'a le droit de m'empêcher de rester dans mon lit au lieu d'aller au lycée, d'aller au cinéma au lieu de garder ma petite sœur et de faire en général tout ce qu'il me plaît de faire puisque je n'ai aucun devoir vis-à-vis de personne, sinon celui d'assouvir librement mes passions.

Transition : Si l'on définit la liberté comme le droit de faire ce que l'on veut, alors la contradiction entre la liberté et le devoir est insurmontable. Nous sommes obligés de renoncer à la définition de la liberté comme "le droit de faire ce que l'on veut", si nous voulons surmonter la contradiction entre le liberté et le devoir. Je ne peux pas à la fois aller au cinéma (liberté) et garder ma petite sœur (devoir)

II. Comment concilier le devoir et la liberté ?

a) Argument :

Pour les Grecs, la Nature ("Phusis") indiquait la norme de tout ce qui existe, tant en puissance qu'en acte, ce par rapport à quoi il fallait s'orienter pour agir ou penser. Cette idée a eu pour conséquence de favoriser l'opposition entre la Nature ("Physis") et la Loi ("Nomos") lorsqu'est apparu le caractère conventionnel de cette dernière : Le plus souvent, la nature et la loi se contredisent. Pour Calliclès, la Nature nous donne la liberté totale de faire ce que l'on veut et cette liberté vaut aussi bien pour l'individu que pour la Cité, ce que conteste Socrate, d'abord parce que la nature elle-même fixe des limites et ensuite parce que nous ne devons pas suivre la nature, mais obéir aux lois car nous ne sommes ni des animaux, ni des dieux, mais des hommes. 

Comme l'a montré René Girard (Des choses cachées depuis la fondation du monde), il n'y a pas de régulation instinctuelle de la violence et de la sexualité dans l'espèce humaine, comme c'est le cas chez les animaux. On peut donc dire que les êtres humains sont plus "libres" que les animaux (il n'y a pas de nature humaine). Mais cette "liberté" présente des dangers. Les interdits, les tabous, les devoirs jouent un rôle essentiel dans la mesure où ils régulent les rapports sociaux en limitant la violence (la "mimesis d'appropriation" et la "mimesis de rivalité") à l'intérieur du groupe, jouant dans l'espèce humaine le même rôle que l'instinct dans l'espèce animale.

Pour sauvegarder la liberté, il est nécessaire de limiter la liberté (paradoxe). Ma liberté s'arrête là où commence celle des autres. Kant définit la liberté comme l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite. Il n'y a donc pas de contradiction pour lui entre le devoir et la liberté. Dans le Contrat social, Rousseau définit la liberté comme l'obéissance à la volonté générale. Pour Rousseau, comme pour Kant et pour Montesquieu, Le devoir comme obéissance aux lois ne contredit donc pas la liberté puisque les lois en limitant la liberté protègent la liberté des autres.

Exemple : Je n'ai pas le droit de rouler en sens inverse de la circulation, de brûler les feux rouges, de m'approprier les biens d'autrui, de tuer, etc.

a) Argument : La liberté n'est donc pas le droit de faire ce que l'on veut, mais l'obéissance aux lois, mais sommes-nous vraiment libres ? Pour certains philosophes, le libre-arbitre est une illusion. Nous croyons être libres, alors que nos actions sont soumises au déterminisme, à l'enchaînement fatal des causes et des effets. Pour le philosophe américain Thomas Nagel, comme pour Spinoza, le libre-arbitre est une illusion. 

Exemple : on peut reprendre l'exemple donné par Thomas Nagel du "choix" entre le gâteau au chocolat et la pêche (commentaire sur ce blog) ou bien celui de Spinoza de la pierre qui, si elle pouvait penser, se croirait libre de retomber vers le sol ou bien du bébé qui, s'il pouvait déjà réfléchir penserait qu'il désire librement boire du lait.

b) Argument : nous nous croyons libres, alors que nous sommes souvent esclaves de nos désirs et de nos passionsL'expérience montre qu'il est très difficile de se délivrer "tout seul" d'une addiction. Il n'est pas facile de faire ce que l'on veut. La volonté, et le jugement ne sont pas toujours suffisants : "Je fais le mal que je ne voudrais pas faire et je ne fais pas le bien que je voudrais faire." (saint Augustin). Pour les chrétiens, l'exercice de la volonté nécessite le secours de la Grâce. Je n'ai pas toujours la liberté d'accomplir les devoirs que j'ai vis-à-vis de moi-même et des autres.

Dans son maître ouvrage : Thérapie existentielle, le psychanalyste américain Irvin Yalom, l'un des promoteurs de la thérapie de groupe explique qu'il ne suffit pas d'exiger de quelqu'un qu'il mobilise sa volonté pour faire librement son devoir (ne plus boire, ne plus se droguer, etc.)

Exemple : Le joueur, l'alcoolique, le toxicomane, le psychopathe ne sont pas libres de ne pas agir comme ils le font et donc de respecter le devoir d'humanité ("traiter les autres aussi bien que soi-même non seulement comme un moyen, mais en même temps comme une fin" selon Kant)

c) Argument : Selon Descartes, la vraie liberté n'est ni le droit de faire ce que l'on veut, ni la liberté d'indifférence (choisir indifféremment le vrai ou le faux, le bien ou le mal) mais de choisir le vrai et le bien. Pour être véritablement libres, il faut disposer d'une volonté éclairée par la réflexion.

Exemple : Je suis libre de refuser les vérités mathématiques, mais alors, je m'asservis à l'erreur. Je suis libre de ne pas respecter le commandement "Tu ne tueras point !", mais alors je deviens l'esclave du mal. 

Transition : Y a-t-il une contradiction entre la liberté et le respect des devoirs ?Nous avons défini la liberté comme le droit de faire ce que l'on veut (Calliclès), puis comme obéissance aux lois (Kant, Rousseau, Montesquieu), puis comme respect du bien et du vrai (Descartes). Ayant remis en question la définition de la liberté comme "le droit de faire ce que l'on veut", il nous reste à critiquer la notion de "devoir".

III. Critique de la morale du devoir :

a) Argument : Il existe des "devoirs stricts" et des "devoirs larges". J'ai le devoir de payer mes impôts, de secourir une personne en danger, mais il y a des "devoirs larges" que je ne suis pas tenu légalement d'accomplir, alors qu'ils ont une plus grande valeur morale que les "devoirs stricts".

Exemple : Je ne suis pas obligé de donner de l'argent à un SDF, de lui parler, d'aller lui acheter un sandwich, etc., de soutenir des associations humanitaires. Je suis obligé de respecter le tri sélectif, mais je ne suis pas obligé (pour le moment) d'acheter une voiture électrique ou de vendre ma voiture et de prendre les transports en commun et de m'engager pour la défense de l'environnement. Il y a beaucoup de choses que nous sommes libres de faire ou de ne pas faire (ce n'est pas un devoir, nous ne sommes pas obligés de le faire), mais que nous sentons qu'il serait bon de faire. La moralité ne se confond pas avec la légalité. La générosité (l'amour, la charité) ne se confondent pas avec la justice au sens strict, ni avec la légalité et peut même entrer en conflit avec elle : il était illégal, pendant l'Occupation de cacher des enfants juifs.

b) Argument : Le devoir peut être aliénant. On ne peut pas agir uniquement par devoir. Seul l'amour nous permet de concilier la liberté et le devoir. Les actes accomplis par amour sont extérieurement conformes au devoir, mais sont véritablement libres parce qu'ils ne sont pas intérieurement faits par devoir, mais par amour. Le Christ dans l'Evangile affirme que l'homme n'est pas fait pour le shabbat (le devoir de s'abstenir de travailler le samedi), mais que le shabbat est fait pour l'homme. Dans l'Epître aux Romains, l'apôtre Paul affirme que la loi asservit, mais que l'amour libère.

Exemple : Une mère qui s'occupe de son enfant ne le fait pas par devoir, mais par amour. 

c) Argument : "La morale est immorale, dit Nietzsche. Elle est contraire à son but qui est d'améliorer l'homme". Pour paraphraser Pascal, on pourrait dire que la morale véritable se moque de la morale.

Exemple : Dans la parabole du chameau, du lion et de l'enfant (Ainsi parlait Zarathoustra), Nietzsche critique la morale du devoir. Le chameau porte avec peine le fardeau du devoir, le lion conteste la morale du devoir. Le chameau est divisé et malheureux car il se soucie trop de morale et aliène sa liberté et son bonheur à l'accomplissement de son devoir. Le lion secoue le fardeau du "tu dois !" et prépare la liberté de l'enfant qui ne sait rien du "devoir", qui ne fait de mal à personne, qui fait tout ce qu'il doit faire, qui est tout ce qu'il doit être, qui est simplement lui-même, qui joue librement, dont la seule présence réjouit tout le monde autour de lui, alors que le moraliste plein d'aigreur culpabilise, effraye et attriste sont entourage. Selon Nietzsche, l'adulte doit prendre l'enfant en exemple.

Conclusion :

Y a-t-il une contradiction entre la liberté et le respect des devoirs ? Oui si le devoir est vécu comme une charge, un fardeau insupportable, non si on dépasse l'obéissance aveugle au devoir par la connaissance de soi-même (Socrate), la maîtrise de sa volonté (Descartes), l'amour (saint Augustin).

L'homme véritablement libre est celui qui pénètre ses désirs d'intelligence (Spinoza), qui se connaît lui-même (Socrate), qui est maître de sa volonté (Descartes), qui s'est délivré de l'aveuglement, de la violence et de la peur, qui cherche à réaliser son "désir fondamental".

Celui qui s'est ainsi libéré, peut effectivement échapper à la morale du devoir et "faire ce qui lui plaît".

"Aime et fait ce que tu veux", dit saint Augustin.

 

 

 

 

 

 

 

 

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