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L'homme est-il la mesure de toutes choses ?

"Il est bien évident que les Grecs redoutaient cette évaluation du monde et de la nature, et l'anthropocentrisme qui lui est inhérent - l'idée "absurde" que l'homme est l'être suprême, que tout est soumis aux exigences de la vie humaine (Aristote) - autant qu'ils méprisaient la vulgarité de tout utilitarisme cohérent. A quel point ils se rendaient compte des risques qu'il y aurait à voir en l'homo faber la plus haute possibilité humaine, on en a l'exemple dans la célèbre attaque de Platon contre Protagoras et sa maxime apparemment évidente "l'homme est la mesure de tous les objets (chrèmata), de l'existence de ceux qui existent, et de la non-existence de ceux qui ne sont pas". (Protagoras n'a évidemment pas dit : "L'homme est la mesure de toute choses.", comme le veulent la tradition et les traduction courantes). On doit le remarquer : Platon vit immédiatement que si l'on fait de l'homme la mesure de tous les objets d'usage, c'est avec l'homme usager et instrumentalisant que le monde est mis en rapport, et non pas avec l'homme parlant et agissant ni avec l'homme pensant. Et puisqu'il est dans la nature de l'homme usager et instrumentalisant de tout regarder comme moyen en vue d'une fin - tout arbre comme bois en puissance - il s'ensuivra éventuellement que l'homme sera la mesure non seulement des objets dont l'existence dépend de lui, mais littéralement de tout ce qui existe.

D'après cette interprétation platonicienne, Protagoras apparaît comme le premier précurseur de Kant, car si l'homme est la mesure de tout, l'homme est le seul objet à échapper aux relations de fins et de moyens, la seule fin en soi à pouvoir utiliser tout le reste comme moyen. Platon savait bien que les possibilités de produire des objets d'usage en puissance sont aussi illimitées que les besoins et les talents des êtres humains. Si on laisse les normes de l'homo faber gouverner le monde fini comme elles gouvernent, il le faut bien, la création de ce monde, l'homo faber  se servira un jour de tout et considérera tout ce qui existe comme un simple moyen à son usage. Il classera toutes choses parmi les chrèmata, les objets d'usage et, pour reprendre l'exemple de Platon, on ne comprendra plus le vent tel qu'il est comme force naturelle, on le considérera exclusivement par rapport aux besoins humains de fraîcheur ou de chaleur - ce qui évidemment signifie que le vent en tant que chose objectivement donnée aura été éliminée de l'expérience humaine. C'est à cause de ces conséquences que Platon, qui, à la fin de sa vie, rappelle encore dans les Lois, la phrase de Protagoras, réplique par une formule presque paradoxale : ce n'est pas l'homme - qui en raison de ses besoins et de ses talents veut tout utiliser et, par conséquent, finit par priver toutes choses de leur valeur intrinsèque - ce n'est pas l'homme, mais "le dieu qui est la mesure (même) des objets d'usage."

(Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne, L'oeuvre, p. 211-213)

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