Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Persistance du sacré dans les sociétés sécularisées
Persistance du sacré dans les sociétés sécularisées

"L'homme croit ou bien en un Dieu vivant ou bien en une idole." (Max Scheler)

Dans Le profane et le sacré (chapitre IV : "Existence humaine et vie sanctifiée"), Mircea Eliade aborde la question de la survivance de la religion dans les sociétés "sans-religion".

Les sociétés modernes occidentales sont des sociétés sécularisées. La religion devient un choix individuel, elle ne rythme plus, comme jadis, la vie sociale et ne détermine plus l’existence collective.

L’homme moderne est « a-religieux », mais certaines de nos pratiques sociales qui nous semblent a-religieuses, sont en fait imprégnées de religieux (le culte du sport, des artistes, le culte de la personnalité…) La modernité sécularisée ne parvient pas à s’affranchir de toute religion.

Eliade montre que le processus de désacralisation de l'existence humaine n'a pas abouti à la disparition du sacré, mais à des formes dégradées de sacré. Comme le dit Chesterton : "Le monde moderne est rempli d'idées chrétiennes devenues folles." 

"La grande majorité des "sans religion" ne sont pas à proprement parler libérés des comportements religieux, des théologies et des mythologies. Ils sont parfois encombrés de tout un fatras magico-religieux, mais dégradé jusqu'à la caricature, et pour cette raison difficilement reconnaissable. Le processus de la désacralisation de l'existence humaine a abouti plus d'une fois à des formes hybrides de basse magie et de religion simiesque. Nous ne songeons pas aux innombrables "petites religions" qui pullulent dans toutes les villes modernes, aux églises, aux sectes et aux écoles pseudo-occultes, néo-spiritualistes ou soi-disant hermétiques, car tous ces phénomènes appartiennent encore à la sphère de la religiosité, même s'il s'agit presque toujours d'aspects aberrants de pseudomorphose. Nous ne faisons pas non plus allusion aux divers mouvements politiques et prophétismes sociaux, dont la structure mythologique et le fanatisme religieux sont facilement discernables.

Le marxisme

Il suffira, pour donner un seul exemple, de rappeler la structure mythologique du communisme et son sens eschatologique. Marx reprend et prolonge un des grands mythes eschatologiques du monde asiano-méditerranéen, à savoir : le rôle rédempteur du Juste ("l'élu", "l'oint", "l'innocent", "le messager") ; de nos jours le prolétariat), dont les souffrances sont appelées à changer le statut ontologique du monde. En effet, la société sans classes de Marx et la disparition conséquentes des tensions historiques trouvent leur plus exact précédent dans le mythe de l'Age d'Or qui, suivant des traditions multiples, caractérise le commencement et la fin de l'Histoire. Marx a enrichi ce mythe vénérable de toute une idéologie messianique judéo-chrétienne : d'une part, le rôle prophétique et la fonction sotériologique qu'il reconnaît au prolétariat ; de l'autre la lutte finale entre le Bien et le Mal, qu'on peut rapprocher sans peine du conflit apocalyptique entre Christ et Antéchrist, suivi de la victoire décisive du premier. Il est même significatif que Marx reprenne à son compte l'espoir eschatologique judéo-chrétien d'une fin absolue de l'Histoire. Il  se sépare en cela des autres philosophes historicistes (par exemple Croce et Ortega y Gasset), pour qui les tensions de l'Histoire sont consubstantielles à la condition humaine et ne peuvent jamais être complètement abolies.

Mais ce n'est pas uniquement dans les "petites religions" ou dans les mystiques politiques que l'on retrouve des comportements religieux camouflés ou dégénérés : on les reconnaît également dans des mouvements qui se proclament franchement laïcs, voire antireligieux. Ainsi, dans le nudisme ou dans les mouvements pour la liberté sexuelle absolue, idéologies où l'on peut déchiffrer les traces de la "nostalgie du Paradis", le désir de réintégrer l'état édénique d'avant la chute, lorsque le péché n'existait pas et qu'il n'y avait pas rupture entre les béatitudes de la chair et la conscience.

La psychanalyse

Il est intéressant encore de constater combien de scénarios initiatiques persistent dans nombre d'actions et de gestes de l'homme areligieux de nos jours. Nous laissons de côté, bien entendu, les situations où survit, dégradé, un certain type d'initiation ; par exemple, la guerre, et en premier lieu les combats individuels (surtout des aviateurs), exploits qui comportent des "épreuves" homologables à celles des initiations militaires traditionnelles, même si, de nos jours, les combattants ne se rendent plus compte de la signification profonde de leurs "épreuves" et ne profitent guère de leur portée initiatique. Mais même des techniques spécifiquement modernes, comme la psychanalyse, gardent encore le canevas initiatique. Le patient est invité à descendre très profondément en lui-même, à faire revivre son passé, à affronter de nouveau ses traumatismes et, du point de vue formel, cette opération périlleuse ressemble aux descentes initiatiques aux "Enfers", parmi les larves, et aux combats avec les "monstres". Tout comme l'initié devait sortir victorieusement de ses épreuves, "mourir" et "ressusciter" pour pouvoir accéder à une existence pleinement responsable et ouverte aux valeurs spirituelles, l'analysé de nos jours doit affronter son propre "inconscient" hanté de larves et de monstres, pour trouver la santé et l'intégrité psychiques, et le monde des valeurs culturelles." (Micea Eliade, Le sacré et le profane, "Existence humaine et vie sanctifiée", Gallimard, collection Folio essais, 1965,  p.176-177)

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :