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Introduction :

Ce texte est l’incipit de La condition humaine d’André Malraux (1901-1976), écrivain et homme politique français. Il s’agit d’un roman d’aventure et d’engagement qui s’inspire de la guerre civile en Chine dans les années 30.

Tchen, un jeune révolutionnaire, s’apprête à tuer un trafiquant afin de récupérer un ordre de vente qui permettra à ses camarades d’obtenir des armes.

Problématique :

Quelles sont les fonctions de cet incipit ?

Annonce du plan :

Nous soulignerons dans une première partie son originalité, puis son caractère dramatique et nous analyserons pour finir le drame intérieur que vit le personnage.

I. L’originalité de cet incipit :

1) Un début « in medias res » :

 Le lecteur est plongé « in medias res » (en plein milieu de l’action). Il ne sait pas ce qui s’est passé avant (pas de « flash back »), mais l’extrait comporte des indications de temps et de lieu qui lui permettent de comprendre en partie la situation. Le narrateur précise le jour et l’heure : « 21 mars 1927. Minuit et demi », comme dans un reportage.

Le narrateur aurait pu décrire précisément les personnages, leur identité, leur passé ; Il a choisi l’option d’un incipit « in medias res » afin de stimuler la collaboration herméneutique du lecteur et de créer un effet de suspens. Le lecteur ne doit pas être « passif », il doit participer à l’élaboration du sens de l’œuvre. La lecture doit être un acte créateur.

Le recours à l’incipit « in medias res » contribue à rendre le texte à la fois plus « moderne » plus original et plus vivant, bien qu’il y ait des exemples d’incipit « in medias res » dans des œuvres plus anciennes comme le Satiricon de Pétrone dans l’antiquité romaine ou Le roman comique de Scarron au XVIIème siècle.

C’est une technique fréquemment utilisée dans les films et les romans policiers ou d'espionnage, genres auxquels se réfère implicitement le texte.

2) Un mélange de précision et d’imprécision :

On ne sait pas exactement où se déroule la scène. Le narrateur ne nous donne que des indices. Il est question de « buildings » et de bruits de klaxons, il y a de la circulation automobile et même des « embarras de voiture » (ligne 10) la nuit, à minuit et demi. Nous sommes donc dans une grande ville.

La scène se déroule dans une chambre. Il est question d’une « moustiquaire » (ligne 1) : nous sommes donc dans un pays lointain, sur un autre continent. Mais on ne sait pas encore qu’il s’agit de la Chine et de la ville de Shanghai.

« Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? » (ligne 1) : on n’a aucune indication sur Tchen, à part le fait qu’il porte un nom asiatique ; on ne sait pas exactement qui il est et il n’est pas décrit physiquement. On ne sait pas non plus qui est l’homme qu’il s’apprête à tuer. On ne voit de lui qu’une forme indistincte et un pied : « Un corps moins visible qu’une ombre et d’où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même – de la chair d’homme (lignes 4-5) 

3) Le choix  du point de vue narratif :

Le texte est écrit à la troisième personne du singulier. Le point de vue (la focalisation) est d’abord externe : « Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? », puis interne. Les choses sont vues à travers le regard de Tchen. Le lecteur voit ce qu’il voit, s’identifie à lui et éprouve, dans une certaine mesure, ce qu’il ressent. Le choix de ce point de vue incite le lecteur à éprouver une certaine sympathie pour lui.

Cependant, la voix du personnage n’est pas toujours distincte de celle du narrateur. On parle de « polyphonie énonciative », par exemple dans la phrase : « Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu’il le tuerait (ligne 14). On ne sait pas exactement si le modalisateur adverbial « bêtement » traduit le point de vue du personnage ou celui du narrateur.

« L’angoisse lui tordait l’estomac » (ligne 2) ; « La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d’électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l’un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie » (lignes 6-7) ; « Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois (ligne 8) , « auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté » (ligne 19) ; « comme si la nuit n’eût pas suffi à cacher ses gestes (ligne 23) ; « il lâcha le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés » (ligne 26) : tout se passe comme si c’étaient les objets, les sons, la lumière et l’obscurité, qui agissaient et étaient dotés d’intention précises et non Tchen. Ces personnifications contribuent à donner au récit un caractère fantastique. Le fantastique ne réside pas dans l’irruption du surnaturel dans le réel, mais de la vision du personnage,  déformée par l’angoisse.

II. Le caractère dramatique de cet incipit :

1) Le jeu sur les contrastes :

Le champ lexical du « clair-obscur » : « blanche » (mousseline blanche), « ombre », « lumière », « grand rectangle d’électricité pâle », « nuit », « clarté », revêt  une dimension symbolique, comme le montre la phrase suivante : "sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté."

Le clair-obscur est un motif pictural qu’André Malraux – ainsi que René Char qui voyait dans « la Madeleine à la veilleuse » de Georges de la Tour un symbole de la Résistance – aimait particulièrement car il symbolise l’ambigüité indécidable de la « condition humaine »

Le début du  texte est construit sur une opposition entre l’intérieur : une chambre sombre et l’extérieur : la ville avec ses bruits de klaxons, ses embarras automobile, ses lumières électriques…

Les bruits et les lumières artificielles provenant du monde extérieur pénètrent à l’intérieur de la chambre, mais les deux mondes sont étrangers l’un à l’autre : « il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes… » (lignes 10-11).

Cette phrase suggère que Tchen ne se sent déjà plus appartenir au « monde des hommes » dont l’acte qu’il s’apprête à accomplir va le couper définitivement.

2) Le thème de l’enfermement :

Le thème de l’enfermement est également présent : la chambre est coupée du monde extérieur et il est question de « barreaux » : « la seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d’électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l’un rayait le lit juste au-dessous du pied, comme pour en accentuer le volume et la vie. » (lignes 12-13).

Au sens littéral, les barreaux de la fenêtre empêchent quiconque de pénétrer de l’extérieur dans la chambre, mais ils symbolisent aussi la séparation entre Tchen et les êtres humains ordinaires : « il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes… » (lignes 10-11).

Cette phrase suggère que Tchen ne se sent déjà plus appartenir au monde des hommes dont l’acte qu’il s’apprête à accomplir va le couper définitivement. Tchen est en effet « prisonnier » d’une logique implacable, celle de la décision qu’il a prise de servir la cause « des dieux qu’il avait choisis » : le communisme et la révolution ; il ne peut plus reculer, il doit aller jusqu’au bout, quels que soient les « sacrifices » qui lui seront demandés, y compris le sacrifice de son éthique personnelle qui lui interdit de tuer : « Assassiner n’est pas simplement tuer. »

3. L’étirement du temps :

L’emploi de l’imparfait, temps du récit évoquant des actions à durée indéterminée de second plan, contribue à créer un effet de ralentissement du temps : « il se retrouva en face de la tache molle de mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps n’existait plus. » (lignes 12-13)

Les passés simples : « quatre klaxons grincèrent à la fois. » (ligne 18) ; « La vague de vacarme retomba » (ligne 10) ; « il se retrouva en face de la tache molle de la mousseline (ligne 12) ; « il lâcha le rasoir » (ligne 25) ; « il fit passer (le couteau) dans sa main droite (ligne 26) ; « il éleva légèrement le bras droit (ligne 27)… ne font pas avancer l’action, mais produisent au contraire un effet de ralenti.

Tchen, on l’a dit, n’appartient plus au « monde des hommes », il est entré dans un espace différent » : l’espace de la chambre est aussi celui de la mort et dans une autre dimension du temps qui n’est plus le temps des hommes ordinaires, mais celui de l’Histoire et des finalités collectives. On pense à Hamlet de Shakespeare, œuvre qui porte elle aussi sur le thème de l’hésitation et de difficulté de tuer de sang froid : « The time is out of joint » (Le temps est sorti de ses gongs.)

III. Le drame intérieur du personnage :

1) L’angoisse de Tchen

Le texte est marqué par l’emploi du champ lexical de la mort, de l’angoisse, du malaise et de l’hésitation : « frapper » (deux fois), « mourir », « tuer » (deux fois), « exécuter », « sacrificateur », « sacrifice », « assassiner », « rasoir », « poignard », « tordre » « l’angoisse lui tordait l’estomac »), « hébétude », « fasciné », « nausée », « grouillait », « angoisse », « hésitantes (« ses mains hésitantes »)

Le narrateur nous fait partager l’angoisse de Tchen à travers des phrases déclaratives : « L’angoisse lui tordait l’estomac » (ligne 1). L’angoisse du personnage apparaît aussi à la fin du texte à travers une notation physiologique : « Il le fit passer dans sa main droite, la gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant collée » (ligne 25-26) qui suggère que Tchen est en sueur.

Le mot « angoisse » apparaît explicitement dans le texte à la ligne 20 : « sous son sacrifice à la révolution grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse n’était que clarté. » Le syntagme nominal « nuit écrasée d’angoisse » est un hypallage car ce n’est pas la nuit qui est « écrasée d’angoisse », mais Tchen.

2) L’hésitation de Tchen 

Tchen n’est pas un tueur aveugle et fanatique. Il hésite, se pose des questions, fait preuve d’hésitation tout au long de la scène, ce qui contribue à l’étirement du temps. Son hésitation se traduit par l’emploi du conditionnel dès le début du texte : « Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ?, mais aussi par des antithèses : « Il connaissait sa propre fermeté, mais n’était capable en cet instant que d’y songer avechébétude… »

« Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu’il le tuerait. » (lignes 13-14) : Tchen sait qu’il va tuer l’homme endormi sous la moustiquaire, mais il hésite à le faire et s’encourage en se répétant « bêtement » qu’il le fera.

Tchen est obligé de se donner des prétextes pour supprimer l’homme dans son sommeil : «Rien n’existait que ce pied, cet homme qu’il devait frapper sans qu’il se défendît – car, s’il se défendait, il appellerait. » (lignes 15-16)

Il est encore explicitement question de l’hésitation de Tchen à la ligne 21 : « Dans ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard » (lignes 22-23) ; il s’agit, là encore, d’un hypallage lexicalisé, car ce ne sont pas les mains de Tchen qui sont hésitantes, mais Tchen lui-même.

Ce dernier s’interroge sur le choix de l’arme qu’il va utiliser pour tuer l’homme endormi et hésite entre le poignard ou le rasoir.

A la fin du texte, Tchen éprouve encore une ultime hésitation au moment où il s’apprête à frapper : « Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait du silence qui continuait à l’entourer, comme si son geste eût dû déclencher quelque chute. » (lignes 28-29)

3) Les scrupules de Tchen

L’hésitation de Tchen  dérive du caractère « immoral » (au regard de son éducation chrétienne et de ses valeurs) de l’acte qu’il s’apprête à commettre. Ils se traduisent dans les ruptures syntaxiques (anacoluthes), l’emploi de l’infinitif et la ponctuation expressive (un point d’interrogation et un point d’exclamation) : « découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés ! » (lignes 9-10).

L’homme est désigné comme une « forme moins visible qu’une ombre », mais aussi par une métonymie : « pied » qui revient deux fois et par le mot « chair ». Ce n’est pas une forme vague dissimulée sous un drap, quasiment fantomatique que Tchen s’apprête à tuer,  mais un être humain doté d’un corps de chair.

La « chair » ne désigne pas seulement le corps, elle n’est ni le corps seulement, ni seulement l’âme, mais l’union d’un corps et d’une âme. Le « gros plan » cinématographique sur le « pied » qui fait signe vers une totalité : un homme encore vivant, nu et vulnérable - montre que les scrupules de Tchen ne viennent pas de considérations abstraites sur l’interdiction de tuer, mais de la perception d’un être humain « en chair et en os » que l’éthique judéo-chrétienne dont Tchen est imprégné désigne par le terme de « prochain ».

Tchen est déchiré entre son devoir de révolutionnaire et ses convictions éthiques : « Assassiner n’est pas seulement tuer » (ligne 19-20). Il « découvre » ce dont il n’avait pas pris conscience auparavant qu’il n’est pas un combattant, mais un sacrificateur et se demande quel est le mobile inconscient de son acte, de quoi est fait le « monde de profondeurs qui grouille sous son sacrifice à la révolution ».

Comme le dit à la fin du roman Ivan Grigoriévitch, le "héros" de Tout passe de Vassili Grossman : "Condamner un homme est une chose redoutable, même s'il s'agit du plus redoutable des hommes."

4) L’évolution de Tchen au cours de la scène :

L’état d’esprit de Tchen évolue au fil du récit. On le voit d’abord hésitant à lever la moustiquaire ou à frapper à travers,  « hébété » et « fasciné » par le corps de l’homme endormi.

Il s’extrait ensuite de cette hébétude pour réfléchir à la signification de son acte et regrette que l’homme soit endormi car il préférerait combattre un ennemi éveillé.

Il a conscience que son acte va le couper du monde des hommes, mais se donne des prétextes pour tuer l’homme dans son sommeil : « S’il se défendait, il appellerait. »

Il hésite entre le couteau et le rasoir, qu’il répugne à utiliser, sans doute à cause de la connotation sacrificielle du rasoir qui connote l’idée d’un animal qu’on égorge.

A la fin du texte, Tchen surmonte son angoisse, ses hésitations, ses scrupules, décide du choix de l’arme, se déprend du pouvoir hypnotique des choses et du corps de l’homme endormi et s’apprête à agir.

Il lève finalement le bras et se demande si les choses ne vont pas réagir, mais il ne se passe rien et il prend finalement conscience qu’il est en cet instant le seul responsable de ses actes, que « c’est à lui d’agir ».

Conclusion :

Cet incipit se caractérise par son originalité : un début « in medias res », un mélange de précision et d’imprécision et un point de vue narratif interne qui permet au lecteur de se mettre à la place du personnage. Le texte est fondé sur une série d’oppositions entre la lumière et l’obscurité, l’extérieur et l’intérieur, le bruit et le silence, le monde des vivants et le monde de la mort. Le thème de l’enfermement y est également présent. L’utilisation de l’imparfait crée un effet d’étirement du temps, tandis que les passés simples ne servent pas à faire avancer l’action, mais à produire un effet de ralenti. Le lecteur ressent les états d’âme de Tchen : ses hésitations, son angoisse, ses scrupules. Il est également témoin de son évolution au cours de la scène.

Le thème de l’angoisse parcourt toute la sensibilité « moderne » et se retrouve dans les œuvres littéraires et philosophiques du XXème siècle, par exemple chez Jean-Paul Sartre et Albert Camus. Il est lié à la « mort de Dieu » prophétisée par Nietzsche, à la perte du sens et à  l’absurdité tragique de la « condition humaine ».

La participation au sens immanent de l’Histoire ne suffit pas à affermir les convictions de Tchen qui hésite constamment dans l’interprétation qu’il doit donner à son geste. Est-il un prêtre sacrificateur des religions païennes, un militant politique au service d’une cause qui le dépasse et le justifie ou un vulgaire assassin ? C’est ce déchirement intérieur d’un personnage complexe qui constitue l’un des thèmes principaux du roman.

 

 

 

 

 

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