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René Girard, Shakespeare, Les feux de l'envie, Grasset, traduit de l'anglais par Bernard Vincent, Editions Bernard Grasset et Fasquelle, 1990

A en juger par les critiques, lire Hamlet comme une pièce contre la vengeance est une impossibilité, un anachronisme. Une telle lecture n'existe pas. Shakespeare écrit une tragédie de la vengeance, et il se doit de respecter les conventions du genre. Et certes il les respecte. Nul n'est plus respectueux que lui de tous les lieux communs dramatiques. C'est bien vrai, mais nul n'est plus capable de saboter au niveau supérieur ce qu'il respecte au niveau inférieur.

Si l'on m'accuse de transformer Hamlet en un prétexte à commentaires sur la situation contemporaine, qu'on envisage alors l'autre terme de l'alternative. Le point de vue traditionnel est loin d'être neutre : il consiste à tenir l'éthique de la vengeance pour une chose qui va de soi - et donc à empêcher que soit soulevée la question véritable de la pièce : le bien-fondé des représailles perpétuelles.

Une fois écartée cette question, le problème n'est plus la vengeance elle-même, mais l'hésitation devant l'acte à commettre. Comment se fait-il, se demande-t-on, qu'un jeune homme de bonne éducation puisse hésiter le moins du monde avant d'assassiner le frère de son père, qui est aussi le roi de son pays et le mari de sa propre mère ? Grave énigme en effet. L'étonnant n'est pas qu'on n'ait jamais trouvé de réponse satisfaisante à cette interrogation plutôt cocasse, mais qu'on s'obstine à en chercher une.

Si l'énorme masse des travaux consacrés à Hamlet depuis quatre siècles tombait un jour entre les mains de gens ignorant tout par ailleurs des mœurs de notre temps, ils y verraient sans doute l'œuvre d'un peuple extrêmement sauvage et sanguinaire. Après quatre siècles de ruminations incessantes, le fait qu'Hamlet hésite un tantinet devant l'assassinat nous paraît si aberrant que tous les jours ne nouveaux ouvrages sont écrits pour essayer pour essayer d'en percer le mystère. Quand ils essaieront d'expliquer ce curieux flot de littérature critique, nos descendants devront supposer que jadis, au XXème siècle, au premier signal de quelque fantôme, le moindre professeur de littérature était capable de massacrer toute sa famille sans sourciller le moins du monde.

Contrairement à ce que recommandent les critiques, insérer Shakespeare au cœur de notre situation contemporaine et faire appel à quelque chose d'aussi étranger à lui, en apparence, que nos problèmes nucléaires ou écologiques nous ramène à la réalité au lieu de nous en éloigner, et à la fonction propre du critique qui est de lire le texte.

Imaginons un Hamlet contemporain chargé de nos affaires nucléaires. Après quarante ans d'indécision, il ne s'est pas encore décidé à appuyer sur le fatal bouton. Tout le monde s'impatiente autour de lui. Il faut en finir une fois pour toutes. Les psychiatres hochent la tête d'un air pénétré : Hamlet est un malade.

De quel mal souffre-t-il ? Le docteur Ernest Jones va certainement nous le dire. Elevé dans le sérail, cet ami personnel et biographe de Freud en connaît tous les détours. Cet homme de science prend tout son temps pour examiner notre patient. Pas un instant il ne doute du caractère gravissime de l'hésitation hamlétienne, mais il se prend lui-même à hésiter entre deux pathologies qui semblent également redoutables : la paralysie hystérique de la volonté et l'aboulie spécifique. Il est un autre point toutefois sur lequel un psychanalyste n'hésite jamais. Comme Polonius avant lui, Ernest Jones est convaincu que les problèmes d'Hamlet sont de nature strictement sexuelle.* La seule différence entre ce précurseur et le type achevé, c'est que désormais, dans la solution de l'énigme, la mère du patient remplace la fille de l'analyste. Ce glissement donne à l'affaire un tour beaucoup plus moderne. Etant plus désaxée encore que celle de Shakespeare, notre époque ne manque pas de produire les super-Polonius qu'elle mérite. Une seule chose ne change jamais : la satisfaction que procure à l'analyste sa prosaïque ingéniosité magnifiée par l'alliance avec la richesse et le pouvoir qu'elle devrait lui assurer.

* Note : Jones affirme que l'hésitation d'Hamlet s'explique par le fait que Claudius, son oncle, a réalisé le désir œdipien d'Hamlet : tuer son père et épouser sa mère. Cette interprétation s'aligne sur celle de Freud (Lettre à Fliess du 15 octobre 1897).

Si seulement les psychanalystes pouvaient attirer ce Hamlet d'aujourd'hui sur leur divan, si seulement ils pouvaient renforcer un peu son Œdipe, son aboulie spécifique disparaîtrait ; il cesserait de tergiverser et appuierait virilement sur le bouton."

(René Girard, Shakespeare ou les feux de l'envie, Editions Grasset, p. 349-351)

 

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