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Jacques Prévert est un poète et scénariste français, né le 4 février 1900 à Neuilly-sur-Seine, et mort le 11 avril 1977 à Omonville-la-Petite (Manche). Auteur d'un premier succès, le recueil de poèmes, Paroles, il devint un poète populaire grâce à son langage familier et à ses jeux sur les mots. Ses poèmes sont depuis lors célèbres dans le monde francophone et massivement appris dans les écoles françaises. Il a également écrit des scénarios pour le cinéma.

La grasse matinée

Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par des boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines...
Un peu plus loin le bistrot
café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
œuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !...
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l’assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro francs soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.

Jacques Prévert (Paroles)
 
Ce poème au titre ironique : "La grasse matinée" est extrait de Paroles de Jacques Prévert, recueil paru en 1945, à la fin de la guerre, à une époque encore marquée par les restrictions (les tickets de rationnement subsisteront jusque dans les années 50). Il évoque la souffrance et le désespoir d'un homme affamé et met en cause la responsabilité de la société. Le poème se présente sous la forme d'un récit qui se déroule à Paris où les cafetiers mettent des œufs durs à disposition des clients sur les comptoirs, et plus précisément dans le quartier des Halles (le "ventre de Paris") où se trouvent la plupart des Grands Magasins (la Belle Jardinière, La Samaritaine, Le Printemps et, un peu plus loin, Le Bazar de l'Hôtel de Ville) évoqués par Emile Zola dans Au Bonheur des Dames.
 
Problématique :

Comment le poète parvient-il à susciter la compassion, puis l'indignation du lecteur ?
 
Axes d'étude :
 
Nous étudierons la façon dont le poète fait sentir la souffrance et le désespoir de l'homme affamé, puis  la mise en cause de l'indifférence et de la bonne conscience du "monde" (de la société) et nous nous demanderons enfin comment Jacques Prévert explique, sans forcément l'excuser, le caractère inévitable du crime.
 
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I/ La souffrance et le désespoir de l'homme affamé :

Le titre du poème : "La grasse matinée" n'est pas en adéquation avec son contenu. L'expression est associée à l'idée d'oisiveté, de luxe. Ce sont les riches, les oisifs, les rentiers qui font la "grasse matinée". L'homme ne fait pas la "grasse matinée" puisqu'il est debout, dans la rue, à 6 heures du matin et qu'il a probablement passé la nuit dehors.

Le poète nous fait percevoir le monde à travers cet homme. Nous sommes pour ainsi dire dans sa tête, dans ses pensées (point de vue interne). Le personnage perçoit tout d'abord un bruit ("il est terrible le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d'étain"). Le début du poème produit un effet de surprise et d'attente. "Il" n'est pas une tournure impersonnelle, mais un renvoi ("cataphorique") à "le petit bruit, etc." La construction est dite "disloquée à droite"...  "Il est terrible le petit bruit de l’œuf" (au lieu de "le petit bruit de l’œuf est terrible") permet au poète de mettre en valeur l'attribut du sujet "terrible" et de produire un effet d'attente en retardant l'apparition du thème ("le petit bruit de l’œuf dur" : ce dont on parle) par rapport au propos ("terrible" : ce qu'on en dit). L'anaphore de l'adjectif "terrible" et la répétition du refrain : "Il est terrible le petit bruit de l’œuf..." accentuent la gravité du sujet. Pourquoi ce "petit" bruit est-il qualifié par antithèse de "terrible" ? Pour un homme bien nourri qui prend son petit déjeuner, le bruit de l’œuf dur cassé sur le comptoir d'un café est agréable, sans plus, mais il a une signification "terrible" (l'adjectif est répété cinq fois fois tout au long du poème) pour celui qui n'a pas mangé depuis trois jours et qui n'a pas les moyens de s'offrir un œuf dur au comptoir d'un café...

Le poète attire également notre attention sur le visage de l'homme, un de ces hommes que l'on désigne aujourd'hui par un acronyme banalisant, un "SDF", à côté desquels nous avons tendance à passer sans leur prêter attention ou en détournant les yeux. Nous voyons son visage qui se reflète dans la glace d'une épicerie, un peu comme si c'était le nôtre (et Prévert nous invite à imaginer que ce pourrait en effet être le nôtre). Mais dans la vitrine de chez Potin (Félix Potin : nom d'une chaîne d'épicerie très connue à l'époque) l'homme ne regarde pas son propre visage : "il s'en fout de sa tête", le registre familier traduisant sa colère. Ce qu'il regarde, c'est l'étalage de denrées alimentaires. Prévert joue sur le sens propre et le sens figuré du mot "tête" (syllepse de sens) : tête d'homme, tête de veau, se payer la tête de quelqu'un. La souffrance et la colère de l'homme sont décuplées par l'étalage de nourriture inaccessible derrière la vitre. A l'énumération des denrées s'oppose le dénuement de l'homme qui a faim.  
 
L'auteur ne traduit pas la souffrance et le désespoir de l'homme par des expressions hyperboliques, mais par un adverbe de manière "doucement" employé deux fois ("il remue la mâchoire doucement et il grince des dents doucement."). Il nous fait partager les pensées et les sentiments de l'homme et traduit la sensation taraudante de la faim par la répétition à six reprises du chiffre "trois" et le jeu de mots sur "dur" (œuf dur/ça ne peut pas durer/ça dure) :
 
"et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger..."
 
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II/ L'indifférence et l'égoïsme de la société :

A partir du vers 22, apparaît un thème nouveau, celui du "monde". Le monde ici, veut dire la société, les autres, ceux qui sont censés être les "prochains" de l'homme qui a faim. Le poète ne se contente pas d'évoquer la souffrance de l'homme qui a faim, il met en cause la responsabilité des autres hommes, celle de la société, du "monde", de ce monde qui "se paye sa tête".

Non seulement le monde est indifférent à la souffrance de l'homme qui a faim, mais il le provoque à travers la vitrine bien garnie d'une épicerie Félix Potin qui semble le narguer, "se payer sa tête".

Le poète montre par une série de gradations que la faim de l'homme ne relève pas de l'anecdote ou de la fatalité, mais d'une chaîne de responsabilités sociales, voire politiques :

"trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par des boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines..."


Le mot "protégé" est répété quatre fois pour souligner le soin féroce que les propriétaires, ceux qui sont du bon côté de la vitrine mettent à défendre leurs biens. Ils ont de leur côté le Droit, l’État, la force publique ("protégées par les flics"). La métaphore "barricade" évoque les révolutions qui ont marqué l'Histoire de France. Le poète exprime un sentiment de dérision : les barricades que la révolte contre l'injustice et la faim érige contre les "forces de l'ordre" servent à protéger des "poissons morts" !
 
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III/ Le crime :

Le poète montre son caractère fatal. L'homme n'a pas d'autre choix, d'autre solution. Il montre également la confusion mentale dans laquelle l'homme est plongé sous l'effet de la faim : "l'homme titube", "un brouillard de mots". Prévert évoque l'association de pensées décousues qui mènent au geste fatal, du "café-crème" au "café-crime" par la polysyndète (répétition de la conjonction de coordination) et par l'emploi de vers courts qui marquent l'accélération du rythme obsédant des pensées ("trois jours/trois nuits/sans manger"), par les allitérations ("café crème café crime"), par la paronomase crème/crime. Il aboutit au mot sang, suivi d'un point d'exclamation (le moment où le vagabond prend la décision de tuer).

La fin du poème suppose une ellipse narrative. Le vagabond est en prison et va être jugé ; la société va pouvoir se "payer sa tête" (le guillotiner). L'interruption brutale de la narration traduit la brutalité du crime ("égorgé") qui n'est pas raconté. Peut-être "l'homme très estimé dans son quartier" a-t-il refusé de donner au vagabond affamé de quoi se payer un œuf dur et un café-crème.

L'assassinat est raconté au passé composé, a posteriori comme un article dans la rubrique des faits divers, en adoptant le point de vue de la bonne conscience et de l'ordre établi ( "l'assassin, le vagabond"/ "un homme très estimé dans son quartier"). Le poète montre la progression vers le crime, un crime disproportionné eu égard au bénéfice dérisoire que l'homme en tire, comme le souligne l'article avec une précision méticuleuse :

Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l’assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro francs soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.


... mais dont l'article ne montre pas le caractère inéluctable, fatal, ce que fait le poète. Les quatre derniers vers du poème reprennent le début (on parle de "clausule"), comme si tout allait recommencer avec un autre vagabond et un autre homme "très estimé dans son quartier". Le titre du poème "La grasse matinée" revêt du coup un autre sens : le vagabond a mangé, il a "fait gras".
 
"Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim."
 
Les quatre derniers vers concluent le poème en reprenant les quatre vers du début, mais revêtent un sens différent. Le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d'étain est terrible pour l'homme qui a faim, mais il est terrible aussi car il peut conduire au crime.
 
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Conclusion :
 
a) Bilan 

Jacques Prévert évoque avec des mots simples de tous les jours, les affres d'un homme affamé. Il nous fait pénétrer à l'intérieur de ses pensées et nous fait partager ses souffrances, sa révolte et sa colère. Au-delà de l'anecdote, il met en cause la responsabilité de la société. Le poète montre enfin la progression vers le crime, un crime disproportionné eu égard au bénéfice que l'homme en tire, mais dont il montre le caractère fatal. Ce poème joue sur plusieurs registres : pathétique, mais aussi humoristique, mais il s'agit d'un humour noir, grinçant.
 
b) Ouverture

Le poète s'inscrit ainsi dans une tradition morale, celle de la "littérature engagée", inaugurée par V. Hugo dans Les Misérables et dans ses discours politiques dénonçant la misère. On retrouve toutes les idées de J. Prévert : révolte contre la société et l'ordre établi, solidarité avec les plus démunis, les exploités et les marginaux.

 

 

 

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