Goethe, "Elegie de Marienbad" et autres poèmes illustrés de dessins de Goethe, transposition et présentation de Jean Tardieu, édition bilingue, NRF Gallimard, 1993.
"Und wenn der Mensch in seiner Qual verstummt, Gab mir ein Gott, zu sagen, was ich leide."
"Alors que, torturé, l'homme se tait,
Un dieu m'a dit de dire ma douleur."
(Il Tasso)
Wandrers Nachtlied
Über alen Gipfeln
Ist Ruh
In allen Wipfeln
Spürest du
Kaum einen Hauch ;
Die Vögelein Schweigen im Walde.
Warte nur, balde
Ruhest du auch.
Chant nocturne du voyageur
Sur toutes les cimes
La paix.
Au faîte des arbres
Tu saisiras
Un souffle à peine.
Au bois se taisent les oiseaux
Attends ! Bientôt
Toi-même aussi
Reposeras.
"Si grand soit-il, un destin tourne en rond dans son propre univers.
A ce cycle fatal, mon imagination associe l'aventue émouvante vécue par Goethe à Marienbad, pendant les étés de 1821 à 1823.
Goethe, en 1821, a soixante-douze ans. Il est au sommet de sa gloire. "über allen Gipfeln..." ("Sur toutes les cimes...") pourait-on dire à son sujet, en citant le premier vers d'un de ses poèmes les plus beaux et aussi les plus elliptiques.
C'est un vieil homme, mais il est resté prodigieusement actif et surtout d'une créativité qui semble inépuisable.
Pour se soigner, il est allé trois fois aux eaux thermales : à Karlsbad, à Marienbad, et à Eger (en 1821, 1822 et 1823).
Chaque fois, il a rencontré une amie du grand-duc de Weimar, Mme. von Levetzow, accompagnée de ses trois filles, dont l'une, la jeune, très jeune Ulrike (elle n'a que dix-sept ans et elle est très belle), devait inspirer au grand poète une de ses oeuvres lyriques les plus émouvantes : la fameuse "Elegie", qui fut publiée plus tard (en 1823), dans la Trilogie de la passion.
Pendant les premières rencontres, Goethe a joué d'abord à merveille son rôle de grand-père, à la fois tendre et plein d'égards.
Mais au cours des années suivantes, ses sentiments ont bien changé. Les innocents souvenirs, encore si proches, n'ont pas quitté sa pensée et la tendresse est devenue une passion enflammée. Pareil au docteur Faust, aurait-il demandé au diable de le rajeunir ?
C'est à un tel point que, favorisé par le grand-duc lui-même, il est allé jusqu'à demander Ulrike en mariage...
On sait que, finalement, ce mariage n'a pas eu lieu et qu'après avoir attendu en vain, avec une inquiétude grandissante, le consentement des dames Levetzow, c'est l'échec de ce rêve anachronique et probablement mal jugé par la cour de Weimar qui, grâce à la ressource miraculeuse du génie créateur, a permis à Goethe de surmonter lui-même et d'adresser à la bien-aimée, nouvelle Eurydice, l'adieu le plus déchirant qui soit : l'adieu que la vieillesse adresse aux espérances enfuies de nos jeunes années, - celles-là mêmes que Faust avait cru retrouver grâce à un pacte avec le diable." (Jean Tardieu)