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"Que faire de l'emprise de nos désirs sur nous ?"

Ce devoir est le fruit d'une réflexion commune avec une élève de terminale ES.

"Notre environnement sollicite constamment nos désirs (nourriture, boisson, maquillage, nouveautés technologiques...), si bien que nous avons l'impression d'être sous l'emprise de nos désirs, plutôt que de les contrôler et d'êtres libres par rapport à nos désirs, d'être capables d'y céder ou de ne pas y céder. Mais combien de fois n'avons nous pas cédé à un désir irrépressible, pour nous le reprocher ensuite ?

Il convient de distinguer le désir et le besoin. Le besoin est naturel et nous le partageons avec les autres animaux. Les besoins sont limités : manger, boire, dormir, nous reproduire. Le désir est lié au langage, à la culture. Les animaux ont des besoins et notre nature animal en a aussi, mais en tant qu'êtres humains parlants et pensants, nous avons aussi des désirs qui, contrairement aux besoins qui sont limités, sont innombrables.

Selon Roland Barthes, "le désir est le besoin en tant qu'il se parle". Par exemple, nous avons des besoins alimentaires, nous avons besoin de boire et de manger. Si nous ne faisions pas cela, nous mourrions. Nous pourrions nous contenter de boire de l'eau, mais nous avons inventé de nombreux moyens d'étancher la soif ou même de boire sans avoir soif : le vin, la bière, le café, le thé, etc. Ces moyens ne relèvent pas de la nature, de la biologie et de physiologie, mais de la culture, c'est pourquoi nous buvons et mangeons souvent sans en avoir véritablement besoin. 

Le désir diffère du besoin en tant qu'il se parle, il est le besoin devenu conscient, mais il lui ressemble car il est, lui aussi, accompagné d'un sentiment de manque, de privation et d'une souffrance plus ou moins grande. Nous souffrons autant, sinon plus d'être privés d'une chose que nous désirons et dont nous n'avons pas véritablement besoin que d'une chose dont nous avons besoin, car notre intellect, notre imagination et notre mémoire décuplent en nous le sentiment de privation.

Le désir est provisoire ; une fois assouvi, il s'empresse de renaître. C'est pourquoi Socrate comparaît le désir au tonneau des Danaïdes, ces jeunes filles de la mythologie grecque condamnées à remplir un vase percé. Jamais le vase ne sera rempli ; il faut le remplir sans cesse et il se vide au fur et à mesure qu'on le remplit. Nous sommes tous comme les Danaïdes. Jamais nos désirs ne seront entièrement et définitivement satisfaits. Si nous assouvissons un désir, il s'empresse de renaître et de renaître encore. C'est pourquoi Schopenhauer dit que notre vie oscille sans cesse du plaisir à l'ennui, de la satisfaction à la souffrance.

Que faire de l'emprise de nos désirs sur nous ? Devons-nous assouvir tous nos désirs ou nous y cramponner, quels qu'ils soient ou devons-nous trouver des solutions pour les dissoudre, surtout quand ils sont nuisibles, qu'ils nous font souffrir, qu'ils engendrent des "passions tristes" comme l'addiction, la colère, la haine (le désir de faire du mal à quelqu'un), l'envie, la jalousie, la rivalité (le désir de posséder quelque chose que quelqu'un possède, l'objet étant d'autant plus "désirable" à nos yeux qu'un autre le possède et que nous nous en sentons privés par quelqu'un qui devient, de ce fait, automatiquement un rival, même s'il n'y pense pas, la fascination morbide pour ce rival, mélange toxique d'admiration, de jalousie et de haine, admirablement évoqué par Dostoïevski, notamment dans son roman L'Eternel mari ?

Le mot "emprise" renvoie à l'idée de privation de liberté. Être sous emprise, c'est être dépendant. On peut être dépendant de quelque chose : la drogue, le tabac, le jeu, le sexe... mais aussi de quelqu'un. On accepte alors que quelqu'un d'autre décide à notre place de notre vie, de notre bonheur ou de notre malheur, de nos pensées, de nos convictions politiques ou religieuses, etc.

Beaucoup d'êtres humains se croient libres, alors qu'ils sont sous emprise. Aucun être humain n'est totalement libre. La question n'est donc pas d'être totalement libres, mais de nous libérer, d'être un peu moins sous emprise, un peu plus conscients. C'est une question d'attention, de compréhension et d'humilité. "Travaillons donc à bien penser, nous conseille Pascal, voilà le principe de la morale."

Il est impossible de ne pas éprouver de désirs, mais il faut distinguer entre le fait de désirer, d'éprouver des désirs et d'être sous l'emprise des désirs. Quand un désir devient obsessionnel, quand un objet unique obnubile notre conscience, la philosophie morale parle de "passion". Certaines passions peuvent être positives - "Rien de grand ne s'est fait sans passion", affirme Hegel - d'autres négatives comme la drogue, l'alcool, le jeu ou le sado-masochisme.

En réalité, personne, y compris le masochiste, ne recherche la souffrance pour elle-même. "Tous les hommes recherchent le bonheur, y compris ceux qui vont se pendre", affirme Pascal. Le masochiste recherche le plaisir, la bonheur, la béatitude, comme tout le monde, mais il le cherche d'une manière qui le fera inévitablement souffrir. En effet, selon René Girard, le masochiste place son bonheur dans la fascination pour un modèle et un rival censé détenir la plénitude ontologique dont il se croit privé par l'autre.

Contrairement à la conception romantique de la spontanéité du désir, nous ne désirons un objet que dans la mesure où il nous est désigné comme "désirable" par un médiateur du fait qu'il le désire lui-même, si bien que toute relation "objectale" s'accompagne d'une relation intersubjective qui la précède et que toute aliénation à un objet s'accompagne d'une aliénation à une personne.

La compréhension et la prise en compte de la dimension intersubjective du désir : "que faire de l'emprise d'autrui sur nos désirs ?" conditionne donc la question de savoir "que faire de l'emprise de nos désirs sur nous ?"

Selon Epicure, les dieux n'éprouvent pas de désirs, car ils se suffisent à eux-mêmes. Mais il n'en est pas de même des hommes. Il est impossible d'échapper aux désirs, dans la mesure où nous sommes des êtres corporels et non de purs esprits. Il existe toutes sortes de désirs. certains sont positifs, certains sont neutres, certains sont franchement nocifs quand ils deviennent des passions dont nous subissons l'emprise aliénante. "Aliénant" vient du latin "alienus" qui veut dire "étranger", "autre" et qui a donné le mot "aliéné" (fou) et il est vrai que certaines passions nous rendent littéralement "fous", étrangers à nous-mêmes.

Il est très difficile de nous libérer des désirs aliénants et pour cela nous avons besoin de l'intervention d'autrui, par exemple d'un médecin, d'un analyste ou d'un guide spirituel. Nous ne sommes pas en capacité de le faire nous-mêmes, car nous ne nous connaissons pas vraiment nous-mêmes. Comme le dit Maurice Merleau-Ponty, autrui est le médiateur indispensable entre moi-même et moi-même". "Pour connaître quelque chose de moi, il faut que je passe par autrui", ajoute Jean-Paul Sartre. Nous ne comprenons pas pourquoi tel ou tel désir a une telle emprise sur nous. Il nous faut recourir à une anamnèse au moyen "d'associations libres" qui nous permettront de remonter à la cause d'un désir aliénant lié à un"complexe" émotionnel, afin de nous en libérer. La notion de "transfert" est centrale en psychanalyse ; c'est grâce au transfert que l'analysant peut se libérer d'un complexe émotionnel, mais le transfert suppose la présence d'autrui, en l'occurrence de l'analyste sur lequel l'analysant transfère les sentiments négatifs ou contradictoires (un mélange d'amour et de haine) qu'il a éprouvés ou qu'il éprouve encore pour quelqu'un d'autre, généralement un membre de sa famille comme son père ou sa mère.

Nous pouvons substituer un désir bénéfique à un désir nocif. En effet, l'énergie psychique, que Freud appelle "libido", peut prendre différentes formes. Par exemple, une obsession sexuelle ou une addiction peut se transformer en création artistique. Freud appelle ce processus "sublimation", terme alchimique qui désigne le "Grand Oeuvre", la transformation du plomb en or.

Selon Schopenhauer, "la vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, entre la satisfaction et l'ennui". "Le désir, de sa nature, est souffrance ; la satisfaction engendre bien vite la satiété ; le but était illusoire ; la possession lui enlève son attrait ; le désir renaît sous une forme nouvelle, et avec lui le besoin ; sinon, c'est le dégoût, le vide, l'ennui, ennemis plus rudes encore que le besoin." (Le Monde comme Volonté et comme Représentation)

Note : On pourrait multiplier les jugements négatifs  de Schopenhauer sur le désir : "Le désir satisfait fait aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue, la satisfaction d'aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C'est comme l'aumône qu'on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd'hui la vie pour prolonger sa misère jusqu'à demain." (Le Monde comme Volonté et comme Représentation)

Pour échapper à cette condition désespérante, Schopenhauer préconise de renoncer purement et simplement au désir, à l'instar de certains ascètes hindous. 

Cette "solution" est-elle la bonne ? pour échapper à l'emprise du désir faut-il cesser de désirer ?

Que faire de l'emprise de nos désirs sur nous ? Une autre solution serait de faire intervenir la volonté.  La sagesse populaire le dit bien : "Quand on veut, on peut !" Mais le pouvoir de la volonté et même son existence en tant que faculté séparée ont été mis en question. Selon le poète latin Ovide : "je vois le bien et je l'approuve, mais je fais le mal" ("Video meliora proboque, sed deteriora sequor.").

Tous ceux qui ont essayé de s'arrêter de fumer savent qu'il ne suffit pas de le "vouloir". Il y a un désir de s'arrêter de fumer et d'excellentes raisons subjectives et objectives pour le faire, mais la "volonté" ne suffit pas, car fumer est une addiction et, comme le dit Victor Cousin, "il n'y a rien de plus despotique qu'une habitude".

C'est pourquoi un bon hypnothérapeute peut débarrasser un fumeur de son addiction en quelques séances, en travaillant sur la motivation, c'est-à-dire sur le désir de substituer au désir de fumer celui de ne plus être sous l'emprise d'une mauvaise habitude et en meilleure santé, plutôt que sur la volonté.

On définit la volonté par la faculté de déterminer librement ses actes en fonction de motifs rationnels.   La volonté s'oppose, en principe, aux pulsions naturelles et aux désirs spontanés, auxquels elle nous permet de résister.

Toutefois, en pratique, il est fréquent qu'elle n'ait pas la force suffisante pour y parvenir. C'est le problème de la « faiblesse de la volonté », ou acrasie, soulevé depuis la philosophie antique grecque, notamment par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, lorsque nous agissons à l'encontre de ce que nous considérons pourtant comme le meilleur choix. 

Selon Spinoza, on ne supprime pas un désir par un acte de volonté, mais en substituant un désir à un autre, un désir plus fort à un désir plus faible, car la volonté n'est pas une faculté d'agir indépendante de l'intellect, de la mémoire et du désir, mais celle d'affirmer ou de nier l'existence de quelque chose.

Pour Spinoza, le désir n'est pas lié au manque, c'est une force entièrement positive, entièrement bonne. Mais nous ne savons pas  toujours ce que nous devons désirer car nous ne désirons pas un objet parce qu'il est bon, mais il devient bon (pour nous) dès lors que nous le désirons. Pour Spinoza, ce n'est pas le désir en lui-même qui est mauvais, mais l'objet du désir. Nous devons choisir des objets qui nous procurent de la liberté et de la joie, et non des objets qui nous aliènent et nous rendent tristes et malades.

Pour Spinoza, l'homme est un être de désir. Tous les êtres vivants cherchent à "persévérer dans leur être" en satisfaisant leurs désirs et principalement leur désir fondamental qui est le désir de vivre. Les animaux ne peuvent pas se tromper en satisfaisant leurs besoins car ils obéissent à leur instinct, mais l'homme, lui, "mode fini de la Substance infinie" (Dieu ou la Nature), est un être raisonnable.

Selon Spinoza, le but de la vie humaine est la joie, "passage d'une perfection moindre à une perfection plus grande". Pour vivre libres et joyeux, nous devons réaliser des désirs conformes à notre essence rationnelle. Par exemple, nous pouvons boire du bon vin, manger de bonnes choses, nous parfumer et nous entourer de beaux objets, mais nous ne devons pas être sous leur emprise et le faire avec excès. Si nous voulons conserver notre liberté, nous ne devons pas donner aux choses et aux êtres le pouvoir de décider à notre place.

En définitive, le désir est l'essence de l'homme. Certains désirs nous privent de notre liberté, nous rendent dépendants, parfois même esclaves, en prenant le contrôle de notre vie. Toutefois, il existe des moyens d'échapper à l'emprise des désirs nocifs, comme l'analyse, la sublimation ou le yoga. Schopenhauer préconise l'extinction du désir, la renonciation pure et simple au désir.

Mais pour Spinoza, le désir est une force positive si nous le mettons au service de la raison et non des "passions tristes". Comme le dit Marcel Jouhandeau, "il y a deux manières de se délivrer de son désir, en y renonçant ou bien on le réalise". Mais encore faut-il, si on le réalise, que nous nous réalisions à travers lui."

 

 

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