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La Condition humaine est un roman d'André Malraux publié en extraits à Paris dans la Nouvelle Revue française et dans Marianne, et en volume aux éditions Gallimard en 1933 pour lequel il obtient le prix Goncourt à la fin de la même année. En 1950, ce roman fut inclus dans la liste du Grand Prix des meilleurs romans du demi-siècle.

 

 

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La vie de Malraux est celle d'un aventurier, d'un écrivain et d'un combattant. En 1923, il découvre l'Indochine et sympathise avec les révolutionnaires chinois. Il en tire deux romans, Les Conquérants, 1928, et La Condition humaine, 1933). Il milite contre le fascisme, participe à la guerre d'Espagne auprès des républicains, expérience dont il tire L'Espoir (1937). Résistant, il soutiendra de Gaulle et deviendra ministre de la culture.

 

Imprégnés des idéaux révolutionnaires de Malraux, les personnages de la Condition humaine tentent de donner un sens à la vie, face à l'absurdité du monde. L'insurrection communiste de Shanghai de mars 1927, visant à libérer la ville de la domination étrangère, vient d'être réprimée dans le sang par le leader nationaliste Tchang Kaï-chek. Katow, l'un des chefs révolutionnaires, a été capturé. Il attend la mort avec ses compagnons, une mort particulièrement atroce, pouisqu'ils doivent être jetés vivants dans la chaudière d'une locomotive.

 

"Malgré la rumeur, malgré tous ces hommes qui avaient combattu comme lui, Katow était seul, seul entre le corps de son ami mort et ses deux compagnons épouvantés, seul entre ce mur et ce sifflet (le sifflet de la chaudière de la locomotive) perdu dans la nuit. Mais un homme pouvait être plus fort que cette solitude et même, peut-être, que ce sifflet atroce : la peur luttait en lui contre la plus terrible tentation de sa vie. Il ouvrit à son tour la boucle de sa ceinture (à l'intérieur de laquelle se trouve la capsule de cyanure). Enfin :

 

- Hé, là, dit-il à voix très basse. Souen, pose ta main sur ma poitrine, et prends dès que je la toucherai : je vais vous donner mon cyanure (celui de Kyo, l'autre dirigeant de l'insurrection). Il n'y en a absolument que pour deux. Il avait rénoncé à tout sauf à dire qu'il n'y en avait que pour deux. Couché sur le côté, il brisa le cyanure en deux. Les gardes masquaient la lumière, qui les entourait d'une auréole trouble ; mais n'allaient-ils pas bouger ? Impossible de voir quoi que ce fût ; ce don de plus que sa vie, Katow le faisait à cette main chaude qui reposait sur lui, pas même à des corps. Elle se crispa comme un animal, se sépara de lui aussitôt. Il attendit, tout le corps tendu. Et soudain, il entendit l'une des deux voix : "C'est perdu. Tombé."

 

Voix à peine altérée par l'angoisse, comme si une telle catastrophe n'eût pas été possible, comme si tout eût dû s'arranger. Pour Katow aussi, c'était impossible. Une colère sans limites montait en lui mais retombait, combattue par cette impossibilité. Et pourtant ! Avoir donné cela pour que cet idiot le perdît !

 

- Quand ? demanda-t-il. - Avant mon corps. Pas pu tenir quand Souen l'a passé : je suis blessé à la main. - Il a fait tomber les deux, dit Souen.

 

Sans doute cherchaient-ils entre eux. Ils cherchèrent ensuite entre Katow et Souen, sur qui l'autre était probablement presque couché, car Katow, sans rien voir, sentait près de lui la masse des deux corps. Il cherchait lui aussi, s'efforçant de vaincre sa nervosité, de poser sa main à plat, de dix centimètres en dix centimètres, partout où il pouvait atteindre. Leurs mains frôlèrent la sienne. Et tout à coup une des deux la prit, la serra, la conserva.

 

- Même si nous ne retrouvons rien... dit une des voix.

 

Katow lui aussi, serrait la main, à la limite des larmes, pris par cette pauvre fraternité sans visage, presque sans voix (tous les chuchotements se ressemblent) qui lui était donnée dans cette obscurité contre le plus grand don qu'il eût jamais fait, et qui était peut-être fait en vain. Bien que Souen continuât à chercher, les deux mains restaient unies. L'étreinte devint soudain crispation :


- Voilà. Ô résurrection !...

 

(André Malraux, La Condition humaine, Gallimard)


 

Remarques :

 

Katow est un ancien militant de la Révolution russe de 1917. Son idéalisme l'a poussé à rejoindre la révolution communiste chinoise. C'est le personnage le plus sympathique du roman. La singularité du roman réside en ce qu'il fait coexister la conscience de l'absurde avec la certitude de pouvoir triompher du destin grâce à l'engagement dans l'Histoire. Une certaine discontinuité, présente dans la composition du roman, analogue à la technique des plans utilisés au cinéma, se retrouve au niveau de la phrase et du style, souvent heurtés. Rompant avec cette écriture abondante et dense qui était le propre du roman traditionnel, Malraux invite ainsi le lecteur à recomposer activement son oeuvre.


 

Préparation du commentaire composé

 

Questions sur le texte

 

1) Préciser le point de vue narratif.


2) Délimitez les différentes parties du texte et donnez-leur un titre.


3) "la peur luttait en lui contre la plus terrible tentation de sa vie." De quelle peur et de quelle tentation s'agit-il ?


4) Relevez l'isotopie de l'obscurité (les sensations visuelles) et celle du toucher (lexique du corps). Quelles remarques peut-on faire à ce sujet ? (quel est le rôle des sensations visuelles et des sentations tactiles dans la scène ?)

 

Note : Le concept d'isotopie, introduit de manière opératoire par A.-J. Greimas dans sa Sémantique structurale (1966), fondamentale pour l'analyse du discours, est défini en ces termes par l'auteur : « Ensemble redondant de catégories sémantiques qui rend possible la lecture uniforme du récit telle qu'elle résulte des lectures partielles des énoncés et la réalisation de leurs ambiguïtés, qui est guidée par la recherche de la lecture unique. »

 

La notion d’isotopie (isotopie sémantique pour être exact) n’est pas sans rapport avec la notion de champ lexical, elle permet cependant une appréhension plus large d’un thème ou d’un motif qui se développerait dans un texte.


Le champ lexical est en effet un ensemble de mots qui, par leur sens premier ou leur sens explicite renvoie au même thème.


Par exemple les termes "arbre", "herbe", "verdure", "forêt" renvoient au thème de la nature et ce de manière claire, explicite.

 

Une isotopie est, elle, un ensemble de mots qui renvoie aussi au mème thème (iso = même étymologiquement) mais par un jeu de références, de sens implicites ou seconds, figurés, sens qui ne se comprennent que dans le contexte (le texte en entier).


Par exemple on pourrait se demander hors contexte à quel thème renvoient les termes suivants : "blessure", "rouge", "flèche", "douleur", "coeur".

 

Notre imaginaire commun et occidental pourrait tout autant les associer au thème de la guerre et de la violence qu’au thème de la passion amoureuse. C’est l’ensemble du texte qui permet de lever cette ambiguïté.


Si vous êtes entrain de lire Phèdre de Racine, tragédie dans laquelle Phèdre porte un amour incestueux à Hippolyte, il s’agira de l’isotopie de la passion amoureuse traditionnellement représentée comme ce que l’on subit et qui nous fait souffrir.

 

Pourquoi alors parler d’isotopie ? Justement parce qu'il y a cette ambiguïté et que c’est par référence et sens figuré que les relations se tissent entre les mots. Ce qui est désigné par le rouge, ce n’est pas la couleur, mais l’amour, symboliquement. La blessure de la même manière n’est pas alors une blessure physique mais est symboliquement représentée comme telle. link

 

5) Comment se traduit le thème de l'absurde ? Comment  l'absurde est-il surmonté ? En quoi le geste de Katow est-il héroïque ? Que veut (se) prouver le personnage ?

 

6) Que reçoit Katow en échange du don du cyanure ?

 

7) Quels termes donnent au geste de Katow une dimension christique ? 

 

8) Comment interprétez-vous les deux dernières phrases (phrases nominales déclaratives et exclamatives) : "Voilà. Ô résurrection !") ; Vous pouvez vous aider de la réponse à cette question pour rédiger la conclusion.


 

Proposition de problématique :

 

a) l'isotopie du "clair-obscur"

 

b) l'isotopie du toucher

 

c) la dimension christique

 

 

La scène est vue tantôt d'un point de vue externe (hétérodiégétique), tantôt à travers Katow dont le narrateur évoque les pensées et les sentiments ("Pour Katow aussi, c'était impossible. Une colère sans limite montait en lui mais retombait, combattue par cette impossibilité. Et pourtant ! Avoir donné cela pour que cet idiot le perdît !")

 

Plan du texte :

 

a) Depuis "Malgré la rumeur" jusqu'à "Enfin" : la solitude de Katow

 

b) Depuis "- Hé, là, dit-il à voix très basse" jusqu'à "c'est perdu. Tombé" :  le don du cyanure

 

c) Depuis "Voix à peine altérée par l'angoisse" jusqu'à "leurs mains frôlaient la sienne" : la perte et la recherche du cyanure

 

d) Depuis "Et tout à coup une des deux la prit, la serra, la conserva" jusqu'à la fin : la fraternité retrouvée.

 

"... la peur luttait en lui contre la plus terrible tentation de sa vie." : il s'agit de la peur de mourir dans des souffrances atroces que rappelle à Katow le sifflet de la locomotive dans la chaudière de laquelle lui et ses compagnons sont condamnés à être jetés. La tentation est d'en finir en avalant le comprimé de cyanure de Kyo, c'est-à-dire de se "sauver" tout seul. Ce n'est donc pas seulement la tentation du suicide que Katow doit surmonter, mais l'égoïsme que lui dicte la peur de la souffrance. Katow réagit contre cette double tentation ("Mais un homme pouvait être plus fort que cette solitude et même, peut-être, que ce sifflet atroce...")

 

  L'isotopie de l'obscurité :

 

"perdu dans la nuit", "les gardes masquaient la lumière", "qui les entourait d'une auréole trouble", "impossible de voir quoi que ce fût", ""sans rien voir", "dans cette obscurité" : la scène se déroule dans une obscurité faiblement éclairée par "l'auréole trouble" d'une lampe dont la lumière est en partie  cachée par les gardes. L'obscurité n'est donc pas totale, la scène est plongée dans une pénombre, un "clair-obscur" qui fait songer aux tableaux de Rembrandt. Le clair-obscur symbolise la condition humaine (le titre du roman) : l'obscurité représente l'absurde (la souffrance, la mort, le mal), la lumière de la lampe (cachée par la mort et par le mal incarnés par les gardes) représente tout ce qui peut donner un sens à la vie (l'idéal révolutionnaire, la fraternité, le don de soi). Ce mélange indissociable de lumière et de ténèbres est condensé dans l'oxymore "auréole trouble".

 

La prépondérance de l'obscurité explique l'importance des sensations auditives ("Malgré la rumeur", ce sifflet perdu dans la nuit", "ce sifflet atroce", "à voix très basse", "presque sans vraie voix", "tous les chuchotements se ressemblent"), ainsi que du toucher :

 

L'isotopie du corps et du toucher :

 

"le corps", pose ta main sur ma poitrine", "et prends dès que je la toucherai", "cette main chaude qui reposait sur lui", "elle se crispa comme un animal", "se sépara de lui aussitôt", "tout le corps tendu", "Avant mon corps", "sur qui l'autre était presque couché", "la masse des deux corps", "poser sa main à plat", "Leurs mains frôlaient la sienne", "une des deux la prit, la serra, la conserva", "lui aussi serrait la main", "les deux mains restaient unies", "l'étreinte devint soudain crispation".

 

Le toucher est le sens du réel par excellence parce qu'il est intrinsèquement lié et plus que tous les autres à la corporéité. Le toucher nous donne accès (notamment dans le baiser, la caresse et l'union amoureuse) au mystère de la chair qu'il approfondit, sans jamais le dissiper. Lorsque je doute de l'existence réelle d'une chose, je m'en assure en la touchant. Sans le toucher, autrui resterait une abstraction (je regarde par la fenêtre, dit Descartes et je vois passer des manteaux et des chapeaux et j'en déduis que ce sont des hommes).

 

Descartes trouve sans doute plus commode, d'un point de vue épistémologique de distinguer l'âme (res cogitans) et le corps (res extensa), quitte à expliquer leur union par l'existence d'une hypothétique "glande pinéale" (l'hypophyse ?). Mais le corps sans l'âme est un cadavre et l'âme sans le corps, un fantôme. Le corps d'autrui n'est pas un objet du monde, mais une évidence originaire irréfutable, réfractaire au solipsisme, antérieure au doute et au langage, coextensive à toutes mes pensées et à toutes mes perceptions.

 

Malraux réhabile le corps, méprisé par la philosophie, torturé par  l'histoire, non le corps anonyme et fantasmé, mais le corps réel, percevant, jouissant et souffrant, la chaleur et le souffle.

 

Le corps, en tant que "chair" est l'épiphanie de l'âme, sa "splendeur" et son rayonnement. Rejoignant l'intuition de Malraux, Emmanuel Lévinas montrera de son côté que le corps en tant que "chair" (le prochain en chair et en os) et en particulier le visage, échappe à la clôture totalitaire (à la mort, à l'absurde, aux puissances intramondaines, politiques ou autres) par l'ouverture sur l'infini dont la chair est le signe. (Emmanuel Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée)

 

A travers cette insistance sur la corporéité, le narrateur suggère que le sens de la vie humaine ne réside pas tant dans les mots (très peu sont prononcés) ou dans les idées (politiques, révolutionnaires...) que dans les gestes et la concrétude du rapport au prochain.

 

L'obscurité joue un rôle essentiel dans le "suspens" provoqué par la perte du cyanure. Cette perte est particulièrement   "absurde" (absurde vient du latin surdus qui évoque la surdité du destin et des dieux et justement l'absurde est symbolisé par une sensation auditive : le sifflet de la locomotive) parce qu'elle annule la signification du geste de Katow, d'où sa colère.

 

L'absurde n'est pas surmonté par le fait qu'ils retrouvent le comprimé de cyanure, mais, avant même qu'ils ne le retrouvent ("Même si nous ne retrouvons rien...") par l'étreinte des mains. Cette étreinte ne fait pas que symboliser la fraternité, elle la réalise effectivement.

 

En échange du don ("peut-être vain")  du cyanure, Katow reçoit donc celui de la fraternité.

   

La dimension christique du texte se traduit par les noms ou les syntagmes "auréole trouble", "fraternité", ainsi que l'exclamation : "Ô resurrection !" et l'onomastique (Katow = catho = catholique)

 

Le passage évoque le Cène du Jeudi saint précédant la Passion du Christ, relatée dans les Evangiles. Katow fait penser au Christ, les deux jeunes chinois aux disciples, le comprimé de cyanure au pain consacré ("Ceci est mon corps, ceci est mon sang"). Katow semble imiter le Christ : "Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis."

 

La chaudière de la locomotive rappelle de son côté l'épisode vétéro-testamentaire des trois hébreux dans la fournaise : après la ruine de Jérusalem et du temple, Nabuchodonosor, enorgueilli de ses victoires, fit élever une statue d'or de soixante coudées de hauteur, et commanda, sous peine de mort, à tous ses sujets de l'adorer. Les grands du royaume, jaloux d'Ananias, du Misaël et d'Azarias, les accusèrent de mépriser l'ordre du roi.


Nabuchodonosor entra en colère et ordonna de jeter les trois hébreux dans une fournaise ardente. Mais l'ange du Seigneur descendit du ciel, écarta les flammes, et forma au milieu de la fournaise comme un vent frais et une douce rosée ; de sorte que le feu ne brûla que leurs liens, sans même toucher à leurs habits. Ananias, Misaël et Azarias marchaient au milieu des flammes, louant et bénissant Dieu, et invitant toutes les créatures à le bénir avec eux.


Nabuchodonosor, étonné de ce prodige, éleva en dignité les trois jeunes Hébreux. Il fit un édit pour publier les merveilles que le Dieu Très-Haut avait opérées dans son royaume, et pour ordonner à ses peuples de l'adorer.

 

Cet épisode est relié par certains commentateurs à celui du Buisson ardent (la manifestation de Yahvé à Moïse dans le désert et la promesse de la sortie du peuple Hébreu du "pays de servitude", l'Egypte).

 

La dimension christique du texte est surprenante dans la mesure où Katow est un militant communiste qui n'est pas censé croire en Dieu. L'idéal communiste a pu revêtir, au moins à ses débuts et avant qu'il ne dégénère en bureaucratie et en dictature, une dimension "messianique", le Messie (le sauveur de l'Humanité) étant représenté dans la doctrine communiste par le Prolétariat.

 

Le narrateur exprime dans ce texte l'ambigüité d'un "humanisme athée" qui a cessé de croire en Dieu, mais qui a conservé une partie des valeurs et des idéaux du christianisme (l'amour du prochain, la compassion, la fraternité, le don de soi...)

 

"Voilà. Ô résurrection !" Ces deux phrases transcrivent la pensée de Katow (focalisation interne) "Voilà" indique que l'absurde a été surmonté : son camarade a retrouvé le cyanure et l'a pris. Le mot "résurrection" fait allusion à la victoire du Christ sur la mort. Katow ne pense probablement  pas que la mort puisse être vaincue comme le croient les chrétiens, mais du moins a-t-il réussi à surmonter l'absurde en dépassant sa solitude initiale ("Katow était seul...") par le don ("le plus grand qu'il eût jamais fait"). Katow n'est pas un héros stoïcien de la volonté ; ce n'est pas la volonté qui le met debout et lui permet d'échapper à l'absurde, du moins pas la volonté solitaire, mais l'expérience concrète de la fraternité.

 

Le mot "résurrection" s'applique donc à lui-même. Katow, solitaire et désespéré, face à la tentation d'un suicide égoïste, "ressuscite" dans la fraternité retrouvée qui lui redonne, contre l'absurde, le sens de son combat et de sa vie et se tient prêt à marcher dignement vers le supplice.

 


 



 

 


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