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Jorge Luis Borges

 

Le Stratagème (El soborno), (Le Livre de sable, Gallimard/Folio, édition bilingue), p. 217-236

 

 

Cette courte nouvelle ne comporte aucun élément fantastique, à proprement parler ; elle est fondée cependant sur un paradoxe défiant les lois de la logique, la "solution" de ce paradoxe étant parfaitement logique.

 

Le paradoxe est le suivant (je le pose de la manière la plus générale possible) : A souhaite obtenir une promotion de B (un supérieur hiérarchique). B hésite entre accorder cette promotion à A ou à une autre personne (appelons-la C)...

 

A rédige un article anonyme dans lequel il dénigre B (mais en s'arrangeant pour que l'on puisse facilement en reconnaître l'auteur).

 

Selon toute vraisemblance, B devrait refuser à A de lui accorder la promotion qu'il désire et l'accorder à C. Pourquoi, après avoir lu l'article, B se décide-t-il malgré tout en faveur de A ?

 

Premier indice : l'histoire se passe dans une université américaine

Deuxième indice : B est protestant

Troisième indice : penser au titre de la nouvelle

 

Cette nouvelle est une astucieuse remise en cause de la morale kantienne et de la notion de "désintéressement". Elle s'apparente à un problème d'échecs. Et comme souvent chez Borgès, il s'agit d'une énigme "à plusieurs tiroirs". Seul le "maître du jeu" (A) en possède la clé.

 

 

La solution de l'énigme (ou comment - x peut être supérieur à + x) :

 

B est un protestant américain. A est un étranger qui a compris la psychologie de B : un protestant américain tient à se conduire de manière impartiale et désintéressée, à ne jamais prendre de décision en fonction de son intérêt personnel, à se montrer "fair play" en toutes circonstances (c'est l'essence même de la morale kantienne).

 

B n'a pas de raison particulière de choisir A, plutôt que C. Ils sont à égalité du point de vue des mérites, des qualités objectives, etc.

 

A va donc faire quelque chose pour faire pencher la balance de son côté. S'il écrit un article en faveur de B, il risque fort d'obtenir le résultat contraire de celui qu'il attend : B va choisir C pour ne pas avoir le sentiment de cèder à la flatterie, de tenir compte de son intérêt personnel.

 

Comme A l'avait escompté, B choisit donc A, après avoir lu l'article car il a le sentiment de se sentir d'autant plus désinteressé que l'article lui est défavorable.

 

Mais la fine pointe de la nouvelle n'est pas là. Elle est dans la leçon de psychologie morale que l'étranger donne au professeur américain dans son bureau : il lui explique pourquoi il a écrit son article et en quoi consistait son "stratagème". Il lui explique également que contrairement à ce qu'il pense, il est aussi "intéressé" que les autres.

 

A démontre à B qu'il n'a pas agi "librement", mais par rapport au jugement des autres (ses étudiants, ses collègues). Favoriser la carrière universitaire de quelqu'un qui vous dénigre dans un article universitaire étant la "preuve" suprême de ce suprême désintéressement qui lui a toujours valu l'estime générale.

   

A explique à B qu'il a bien mieux flatté l'ego de son adversaire (j'emploie ce mot au sens du jeu d'échecs) en écrivant un article contre lui, que s'il avait écrit un article de louanges en sa faveur.

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