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Mai

Le mai le joli mai en barque sur le Rhin
Des dames regardaient du haut de la montagne
Vous êtes si jolies mais la barque s'éloigne
Qui donc a fait pleurer les saules riverains


Or des vergers fleuris se figeaient en arrière
Les pétales tombés des cerisiers de mai
Sont les ongles de celle que j'ai tant aimée
Les pétales flétris sont comme ses paupières


Sur le chemin du bord du fleuve lentement
Un ours un singe un chien menés par des tziganes
Suivaient une roulotte traînée par un âne
Tandis que s'éloignait dans les vignes rhénanes
Sur un fifre lointain un air de régiment


Le mai le joli mai a paré les ruines
De lierre de vigne vierge et de rosiers
Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers
Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes


Apollinaire, Alcools

 

Publié en 1905 avec l’indication : « Mai 1902 »

 

Le poème est constitué de quatre strophes de quatre vers  en alexandrins, à l’exception de la troisième strophe qui comporte cinq vers. Les vers coupés à l’hémistiche donnent au poème un rythme régulier et fluide, en accord avec le glissement de la barque sur le fleuve.

 

Le poème commence comme une chanson,  par une répétition « Le mai le joli mai » ; le Rhin est à nouveau le cadre de ce poème, mais l'atmosphère y est moins inquiétante que dans Nuit rhénane.

 

 « Les dames regardaient du haut de la montagne 

Vous êtes si jolies mais la barque s’éloigne. »

 

Remarquez le jeu des temps : « regardaient » : l’imparfait évoque une action de second plan à durée indéterminée ; « les dames » ne jouent pas un rôle actif dans le poème, mais un rôle descriptif ; elles font partie d'un paysage qui s'éloigne. Deux mots viennent atténuer l’impression de fraîcheur heureuse du premier vers : « s’éloigne » et « pleurer » (image du « saule pleureur ») : le poète s’identifie aux saules et s’éloigne de la femme aimée. Le passé composé (« a fait ») évoque une action passée, accomplie mais qui retentit sur le présent, ici un événement malheureux (la rupture).

 

On peut voir dans le titre du poème "Mai" un jeu de mot : le nom commun, le joli mois de mai (le printemps, la joie) mais aussi la conjonction adversative "mais".

 

« Or » : la conjonction de coordination a une valeur à la fois descriptive et argumentative (mais à présent) ; « se figeaient en arrière » : les arbres, après avoir défilé rapidement devant les yeux du poète, semblent immobiles de loin, mais « se figeaient » évoque aussi l’immobilité de la mort et appartient au même champ lexical que « tombés » et « flétries ». Tout rappelle au poète son amour perdu : les pétales des cerisiers évoquent pour lui ses ongles et ses paupières (images surréalistes audacieuses).

 

La troisième strophe, dont les verbes sont à l’imparfait descriptif évoque des personnages et des animaux : des tziganes, un ours, un singe, un chien, un âne. Ils n’apparaissent pas dans la fête d’un cirque, mais défilent prosaïquement. L’absence d’adjectif qualificatif traduit la pauvreté et la tristesse de la réalité extérieure, reflet de la réalité intérieure du poète. Le petit cirque s’éloigne, ainsi que les fifres du régiment ; la joie fait place à la mélancolie. La rime triplée dans la strophe trois contribue à l’effet de réalisme prosaïque ; l’enjambement de la phrase sur les cinq vers insiste sur la durée et la lenteur de la scène.

 

La structure grammaticale et syntaxique de la phrase épouse cette lenteur :  la proposition principale est composée d'un complément circonstanciel de lieu, de deux compléments de détermination ("Sur le chemin du bord du fleuve"), d'un adverbe de manière  ("lentement"), de trois sujets ("un ours un singe un chien"), d'un participe passé ("menés") d'un complément d'agent ("par des tziganes") ; le verbe ("suivaient") est suivi d'un  complément d'objet direct ("une roulotte"), d'un participe passé et d'un complément d'agent symétriques à "menés par des tziganes" : "traînée par un âne".

 

La subordonnée circonstancielle de temps a pour noyau le verbe "s'éloigner" dont le sujet inversé composé d'un nom et d'un complément de détermination  est placé à la fin du vers ("un air de régiment") ; deux compléments circonstanciels, l'un de lieu (""dans les vignes rhénanes"), l'autre de manière (""sur un fifre lointain") séparent le verbe du sujet.

 

Les premiers mots de la dernière strophe reprennent, comme un refrain les premiers mots de la première (« Le mai le joli mai ») ; les notations dysphoriques (« ruines », « secoue », « nue ») se mêlent aux notations plus souriantes (« paré, « lierre », « rosiers », « fleurs »)  dans une inquiétante ambigüité. "Et le vent du Rhin secoue sur les bords les osiers" : Remarquez l'allitération de la sifflante ("secoue sur les bords... osiers")  qui imite un froissement et le rythme heurté qui évoque une secousse.

 

La joie printanière inscrite dans le premier vers a irrémédiablement disparu.

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