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Émile ou de l’éducation est un traité de Jean-Jacques Rousseau portant sur "l'art de former les hommes", publié en 1762.


Les quatre premiers livres décrivent l’éducation idéale d’un jeune garçon fictif, Émile, et sont ordonnés chronologiquement, abordant, étape par étape, les questions éducatives qui émergent à mesure qu’il grandit. Le dernier livre traite de l’« éducation », ou plutôt le manque d'éducation des filles à partir d’un autre exemple fictionnel : Sophie, élevée et éduquée pour être l’épouse d’Émile. En effet, Rousseau s'oppose à l'éducation des jeunes filles et adopte une position très sexiste sur le rôle des femmes dans la société, à l'image de leur rôle dans la famille.


Parallèlement aux théories proprement pédagogiques, l’Émile comprend la célèbre Profession de foi du Vicaire savoyard (livre IV), qui fournit de précieuses indications sur les idées religieuses de Rousseau. 

 

Weinrich

Harald Weinrich

 

Pour apporter de l'eau au moulin du débat sur l’Émile de J.J. Rousseau et sur son influence sur la pédagogie moderne, je donne ici un point de vue du grand linguiste Harald Weinrich. La conclusion de Weinrich souligne l'influence déterminante des idées de Rousseau et le triomphe de l'oubli dans la société moderne :



"L'éducation d’Émile vise-t-elle donc à l'oubli ? Tel n'est pas exactement le propos de Rousseau. selon ses vœux, Émile doit acquérir "la véritable mémoire" dans sa vie active. Mais il sera, du fait de son éducation - et cela constitue toujours pour lui un risque personnel à courir - un étranger pour son entourage (un "aimable étranger", précise Rousseau), car tant que cet entourage ne sera pas lui même disposé à changer, il traitera Émile comme un homme ayant oublié tout ce qui avait jusqu'alors reçu l'approbation générale en tant qu’œuvre culturelle de la mémoire. devant cette mémoire collective, Émile est un étranger, un orphelin de la culture ; même si l'espoir lointain subsiste qu'un jour, quand tous les hommes auront reçu la même éducation, ce ne sera plus lui mais au contraire les enfants prodiges de la mémoire verbale qui seront de véritables étrangers pour leur entourage culturel - ce qui est effectivement devenu le cas en Europe."

 

 

"Notre commentaire de la biographie de J.J. Rousseau, jusqu'ici, nous a fait abruptement passer de l'arrivée du jeune bourgeois genevois dans la métropole parisienne aux Confessions et aux Rêveries de ses premières années ; nous avons omis un long intervalle rempli et marqué par des pensées critiques sur le monde dans lequel il lui fallait vivre et dans lequel d'autres jeunes gens, après lui, seraient encore amenés à vivre. Dans ce contexte, un mot doit être dit du traité pédagogique auquel Rousseau a donné pour titre Emile (1762), du nom de l'élève dont l'éducation y est envisagée. la question du traitement qu'il faut réserver à la mémoire dans cette éduction à la fois naturelle et rationnelle y joue un rôle clé.

 

Note : les principales déclarations de Rousseau sur le rôle réservé à la mémoire et à l'oubli dans l'éducation d'Emile figurent dans le Livre II, vol. IV de l'édition de la Pléiade, p. 350-352. Sur l'inutilité de l'apprentissage des langues, cf. aussi lire IV, op. cit., p. 675.

 

D'entrée de jeu, le lecteur se voit clairement expliquer que l'éducation scolaire et supérieure est entachée d'une tare originelle : un dressage excessif de la mémoire. Que ne doivent pas apprendre docilement par coeur les jeunes gens, pendant leur triste jeunesse ! En Histoire, la longue kyrielle des rois et toute la masse des dates à retenir, les interminables nomenclatures de la géographie et de l'astronomie - et surtout, bien sûr, les langues anciennes qui accablent la mémoire de leur fardeau... Et professeurs et parents de s'enorgueillir, quand ils ont réussi à transformer leurs enfants en "petits prodiges" de mémoire !

 

Tout cela relève d'une pédagogie foncièrement erronée. Comme Rousseau l'affirme avec passion, cette pédagogie axée sur la mémoire - et à laquelle il rattache explicitement la ménomotechnique antique - constitue une fatale aberration éducative. Si Emile doit être éduqué selon les lois de la nature et de la raison, il faut lui donner une formation radicalement nouvelle ; en priorité, il faut remiser toute cette "science des mots" et son encombrant bagage mnésique. Rousseau y inclut également les langues, jusque là tenues en si haute estime, et qu'il bannit sans autre forme de procès comme des "inutilités de l'éducation". Une seule langue suffit pour commencer ; chaque langue supplémentaire ne fait que semer le trouble dans la mémoire de l'élève. Rousseau n'admet l'enseignement du latin que plus tard, chez les élèves avancés.

 

Enfin, dans l'éducation qu'il projette pour Emile, Rousseau sacrifie (en même temps que la fâcheuse pratique du par coeur) toute l'étude des rudiments de la littérature, ici représentés par les fables de La Fontaine, qui forment en France (comme La Divine Comédie de Dante en Italie et les Ballades de Schiller en Allemagne) le thème classique des exercices de récitation. Il ne mâche pas ses mots :

 

"Emile n'apprendra jamais rien par coeur, pas même des fables, pas même celles de La Fontaine, toiute naïves, toutes charmantes qu'elles sont. (...) On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les enfants, et il n'y en a pas un seul qui les entende ; quand ils les entendraient ce serait encore pis, car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge qu'elle les porterait plus au vice qu'à la vertu."

 

Pour bien comprendre ce jugement de Rousseau, il faut voir que les enfants auxquels on donne ces fables à apprendre n'ont pas encore, selon lui, atteint "l'âge de raison". Aussi n'ont-ils encore aucun discernement, ou, si c'est le cas, celui-ci n'embrasse que les objets et les actions qui appartiennent à leur monde enfantin. La "morale" proprement dite des fables, qui traitent du bien et du mal, de la ruse et de la force, de la domination et de la servitude, n'a encore aucune place dans ce monde. Inciter les enfants à les apprendre par coeur et à s'imprégner de leur morale, c'est leur insuffler des pensées qui ne seront soumises à aucun contrôle rationnel et qui, par conséquent, favorisent de "dangereux préjugés".

 

Le jeune Emile de lira-t-il donc rien ? A cette question Rousseau répond avec habileté. Emile, selon ses voeux, devra lire le grand "livre de la nature", spectacle qui formera son esprit par les "choses" au lieu de le former par les "mots". La mémoire d'Emile devra donc d'abord être une "mémoire des choses", memoria rerum, avant d'être une "mémoire des mots", memoria verborum, puisque ceux qui connaissent bien les choses trouvent tout naturellement les mots appropriés. C'était déjà ce qu'enseignait à Rome le vieux Caton : "Maîtrise les choses, les mots suivront !" (Rem tene, verba sequentur.")

 

Un seul livre échappe à cette interdiction : le Robinson Crusoé de Defoe. Il est permis, il est même recommandé à Emile d'en lire l'histoire, car elle lui prouve qu'un homme peut se créer son propre monde sans l'assistance d'autrui. Le naufrage qui a jeté Robinson sur une île déserte et l'a coupé de la civilisation a été, pour cet aventurier, l'occasion fructueuse d'exiger de ses forces des performances inouïes, qu'il n'aurait jamais obtenues dans le confort de son existence antérieure. L'histoire de Robinson est donc une parabole : elle enseigne à Emile qu'il sera lui aussi capable de faire son chemin dans la vie par ses propres forces, sans le secours de la civilisation.

 

L'éducation d'Emile vise-t-elle donc à l'oubli ? Tel n'est pas exactement le propos de Rousseau. selon ses voeux, Emile doit acquérir "la véritable mémoire" dans sa vie active. Mais il sera, du fait de son éducation - et cela constitue toujours pour lui un risque personnel à courir - un étranger pour son entourage (un "aimable étranger", précise Rousseau), car tant que cet entourage ne sera pas lui même disposé à changer, il traitera Emile comme un homme ayant oublié tout ce qui avait jusqu'alors reçu l'approbation générale en tant qu'oeuvre culturelle de la mémoire. devant cette mémoire collective, Emile est un étranger, un orphelin de la culture ; même si l'espoir lointain subsiste qu'un jour, quand tous les hommes auront reçu la même éducation, ce ne sera plus lui mais au contraire les enfants prodiges de la mémoire verbale qui seront de véritables étrangers pour leur entourage culturel - ce qui est effectivement devenu le cas en Europe."

 

(Harald Weinrich, Léthé, art et critique de l'oubli, Fayard, 1999, page 98-101)

 


 


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