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Magritte, Liberté

 

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage

Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

Le navire glissant sur les gouffres amers.


À peine les ont-ils déposés sur les planches,

Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons traîner à côté d'eux.


Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !

L'un agace son bec avec un brûle-gueule,

L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !


Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

Ce poème, paru en 1859, comportant quatre quatrains composés d'alexandrins en rimes croisées, apparaît dans la section "Spleen et Idéal" des Fleurs du Mal.

L'idée initiale remonterait à un incident du voyage à la Réunion (1841). Pour symboliser le poète, Baudelaire ne songe ni à l'aigle royal des romantiques, ni à la solitude orgueilleuse du condor, décrite par Leconte de Lisle. Il choisit « un symbole plus douloureux » : l'albatros représente « la dualité de l'homme » cloué au sol et aspirant à l'infini ; il représente surtout le poète, cet incompris.

Le poème ressemble à un sonnet, mais n'en est pas un. Il se présente sous la forme de quatre strophes de quatre vers chacune qui manifestent typographiquement le thème de la symétrie, de la correspondance et de la dualité : symétrie des ailes de l'albatros, correspondance entre le bateau et l'oiseau, le poète et l'albatros, dualité entre la liberté et la capture, la noblesse et la trivialité, le ciel et la terre, le fini et l'infini, le poète et les autres hommes.

Il a vraisemblablement été inspiré à Baudelaire par son voyage en bateau à destination de l'île Bourbon alors qu'il avait à peine 20 ans. Baudelaire n'avait pas choisi cet embarquement de plein gré : il y avait été contraint par son beau-père, le Général Aupick, qui espérait ainsi le « corriger de ses inconduites » et s'il détesta l'expérience et ne s'intégra pas à l'équipage, il fut néanmoins marqué par ce voyage qui influença son œuvre.

Comment Baudelaire nous fait-il partager sa compassion pour l'albatros ? Nous verrons dans une première partie la manière dont le poète évoque l’albatros en liberté, puis, dans une deuxième partie la capture et l’humiliation de l’albatros et nous étudierons enfin la comparaison entre le poète et l’albatros.

L’albatros en liberté

"vaste oiseau des mers" : remarquer le pluriel "des mers", alors que le dictionnaire définit "platement" l'albatros comme un "oiseau de mer" (dénotation) : "oiseau de mer" ne dirait rien de plus de ce qu'est l'albatros par définition, le procédé (synecdoque inverse, le pluriel pour le singulier) transforme la définition en périphrase et lui confère une dimension connotative. S'intégrant au même champ lexical de "vastes", voyage", "glissant", "gouffres", "rois", "azur", "grandes", "voyageur", "ailé", "volait", "nuées", "tempête", "géant", "mers" ("oiseaux des mers") tissent une isotopie de l'ampleur, de la "vastitude". En tout état de cause "oiseau des mers" peut s'analyser comme une métaphore.

"indolents compagnons de voyage" (remarquer les assonances en "o") : "Indolent" signifie insouciant, qui n'est pas atteint par les soucis, la douleur (et donc l'idée d'ataraxie, de sérénité, d'absence de troubles), mais aussi de vie aristocratique : l'albatros n'a pas besoin de "travailler", de faire d'efforts, l'envergure de ses ailes (jusqu'à 3,50 m. chez l'albatros hurleur) lui permet de se laisser porter par les courants.

L'adjectif "vaste" s'applique à la mer plutôt qu’à l'oiseau (oiseau des vastes mers) et en tout état de cause ce n'est pas l'oiseau qui est "vaste", mais l'envergure de ses ailes ; on voit bien ici, qu'il s'agisse d'un hypallage (transfert d'un adjectif sur un autre terme que le terme attendu) ou d'une "épithète impertinente" d'un procédé propre au langage poétique comme recherche d'une intelligibilité nouvelle.

La périphrase (6 syllabes) "vastes oiseaux des mers" permet de dire (et de faire voir) deux choses à la fois : la majesté de l'albatros et la vastitude de la mer... "des albatros, vastes oiseaux des mers qui suivent indolents compagnons de voyage" se poursuit sur deux vers (enjambement) ; la syntaxe épouse la constance majestueuse du vol de l'oiseau, voilier "au long cours".

"Le navire glissant sur les gouffres amers" : "le" navire, au lieu de "les" navires (synecdoque) : on a ici la figure inverse de "oiseau des mers", le singulier à la place du pluriel ; le poète fait plus qu'informer le lecteur du fait que les albatros suivent "les" navires, il "fait voir" et il singularise : "singulariser" est le contraire de "banaliser" ; remarquer l'allitération en "g" : glissant, gouffres ; "gouffres amers" est une périphrase pour désigner l'océan et fait penser à une épithète homérique, mais il s'agit aussi d'une métaphore. Les "gouffres amers", c'est aussi la tragédie (la profondeur sous la surface), l'amertume de la vie humaine et l'inévitable naufrage final (la mort). Il y a donc un parallélisme entre "les navires glissant sur les gouffres amers" et l'albatros qui semble échapper aux "gouffres amers", à la condition humaine (le travail, la souffrance, la mort).

La capture et l’humiliation de l’albatros

"Pour s'amuser" : on est ici en présence du thème pascalien du divertissement. Les hommes se divertissent, se détournent de l'essentiel en se livrant à des "occupations", pour "meubler" l'ennui, en particulier la chasse.

Le poète ne prend pas le parti de l'équipage à propos des superstitions concernant les albatros qui attaqueraient les hommes tombés à la mer, mais celui de l'albatros et s'indigne de la cruauté du traitement qu'ils infligent à l'oiseau. L'albatros évoque le Christ, "bouc émissaire" tourné en dérision et finalement crucifié par les hommes et Socrate, lynché par ses compagnons, dans le mythe de la caverne de Platon (République, VII).

"A peine les ont-ils déposés sur les planches" : "planches" désigne par métonymie le pont du bateau et le bateau lui-même ; "les planches" désignent aussi la scène de théâtre (monter sur les planches). Le "vaste oiseau des mers" est réduit au rôle de pitre, de clown, à un objet d'amusement. Plus généralement, le mot "planche" établit une analogie entre l'existence humaine et l'illusion théâtrale.

Les hommes d'équipage se sont emparés de l'albatros (déposés) ; ils ont transformé le "roi de l'azur" (périphrase hyperbolique) en objet ; le poète joue sur le double sens de "déposer" : poser par terre et destituer (déposer un souverain, c'est le priver de sa souveraineté)... "maladroits et honteux", "comique et laid" : les sonorités cacophoniques des deux syntagmes adjectivaux soulignent l'idée de maladresse et de laideur ; les antithèses mélioratives et péjoratives et les chiasmes "voyageur ailé" / "gauche et veule", "beau" / "comique et laid", la déchéance de l'oiseau.

Contrairement aux autres strophes, composées d'une seule phrase chacune (enjambements), remarquables par leur ampleur, leur élégance et leur harmonie, la troisième strophe comporte trois phrases. La syntaxe heurtée et les trois points d'exclamation soulignent le caractère grotesque et discordant de la scène.

Les deux derniers vers du second quatrain :

"Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons traîner à côté d'eux"

... fait écho aux deux derniers vers du premier quatrain :

"Qui suivent, indolents compagnons de voyage

Le navire glissant sur les gouffres amers."

Les ailes des albatros sont comparés à des objets, à des avirons, elles ne font pour ainsi dire plus partie de leurs corps ("traîner à côté d'eux"). Les albatros n'ont pas besoin d'avirons ; ces avirons sont ici comme des béquilles et anticipent le vers 12 : "l'autre mime en boitant l'infirme qui volait !". En capturant les albatros, en défigurant le monde au lieu de le transfigurer (les oiseaux de mer sont les premières victimes des "marées noires", mais non les seules), les hommes ne comprennent pas qu'ils s'avilissent et se détruisent eux-mêmes.

"Maladroits et honteux", "gauche et veule" : les albatros sont personnifiés, le poète leur prête des sentiments humains et s'identifie à eux dans un mouvement de "sympathie" inverse à celui des matelots : ce qui provoque le rire des hommes d'équipage suscite la compassion du poète. Ce n'est que dans le dernier quatrain que l'on comprend que cette compassion doit être prise au sens littéral ("cum-patere", souffrir avec) : le poète souffre avec les albatros parce qu'il est lui-même un albatros.

Le "prince des nuées", "le roi de l'azur" (remarquer la rime interne "rois", "maladroits") est devenu un objet de risée, un "bouc émissaire" sur lequel se déchaînent toutes les tensions accumulées au cours du voyage entre les hommes d'équipage.

"L'un agace son bec avec un brûle-gueule

L'autre mime en boitant l'infirme qui volait"

Remarquer les allitérations "agace son", la rime interne bec/avec et le lexique familier : "brûle-gueule" (pipe à tuyau court : les matelots s'amusent à faire semblant de faire fumer l'oiseau ou à le brûler) et l'opposition entre le présent d'énonciation "mime" et le gérondif "en boitant" avec l'imparfait "qui volait" ; Baudelaire condense de façon saisissante la déchéance de l'albatros dans la construction grammaticale et syntaxique, dans le rythme "boiteux" : "l'autre mime" (3) "en boitant" (3) "l'infirme qui volait" (6) et dans la rime interne : "mime"/"infirme". Le "prince des nuées" est livré aux outrages dans une scène d'un réalisme trivial.

3. La comparaison entre le poète et l’albatros

L'albatros n'est pas seulement ce magnifique oiseau blanc, ce "vaste oiseau des mers" ; il est aussi, pour Baudelaire, le symbole du poète maudit et incompris par ses contemporains et, plus généralement, de la chute de l'âme exilée sur la terre.

Mais l'explication des trois premiers quatrains du poème n'apparaît que dans le quatrième quatrain et oblige alors le lecteur à relire le poème pour saisir les péripéties de ce qui apparaît rétrospectivement comme une parabole.

"Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l'archer" ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher."

La périphrase hyperbolique "prince des nuées" (vers 13) désignant l'albatros rappelle "roi de l'azur" (vers 6) ; on remarquera la rupture de construction (anacoluthe) : "exilé sur le sol"... "ses ailes" qui exprime syntaxiquement la distance entre l'albatros et les hommes d'équipage, entre l'azur et le pont du bateau, entre le poète et les autres hommes.

Dans les deux derniers vers, le poète est totalement identifié à l'albatros, identification préparée par le passage du pluriel ("ces rois de l'azur") au singulier ("ce voyageur ailé") : on passe d'une comparaison ("semblable au prince des nuées") à une métaphore "in absentia" (le comparant "albatros" n'est présent que sous la forme d'une métonymie : "ses ailes")

Le Poète "se rit de l'archer" car il plane si haut que les flèches ne peuvent l'atteindre, mais il est lui impossible de demeurer toujours dans l'élément spirituel ; il est obligé de "gagner sa vie", de se mêler aux autres hommes, de vivre dans un siècle où les valeurs spirituelles n'ont plus aucun sens, où seul compte l'argent et la réussite sociale, de se plier aux règles d'une existence banale, sans grandeur et sans noblesse, strictement réduite à la satisfaction des besoins matériels, à l'observance d'une morale sociale hypocrite et desséchante et à de vagues devoirs religieux, de s'exiler sur le sol où ce qui était un avantage (le libre jeu des émotions, de la sensibilité et des facultés créatrices) devient un obstacle insurmontable, et où, par un paradoxe d'une ironie tragique qu'exprime la clausule du poème : "ses ailes de géant l'empêchent de marcher".

Conclusion :

Baudelaire commence par évoquer la majesté "indolente" de l'albatros en liberté, puis sa capture par les marins et les humiliations qu'ils lui font subir. Le "vaste oiseau de mers" que "ses ailes de géant empêchent de marcher"  apparaît comme le symbole  du poète maudit, exilé sur la terre, incompris et moqué par ses contemporains.

L'Albatros est un poème "programmatique", une "mise en abyme" des Fleurs du Mal, au même titre que le sonnet des Correspondances, le premier parce que Baudelaire y exprime la situation du poète dans la société de son temps, le second parce qu'il y définit l'essence de la poésie.

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