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Dans ce texte (cliquer sur le lien), extrait  de La structure du comportement, Maurice Merleau-Ponty développe la thèse selon laquelle le comportement, en tant qu'il a une structure ne prend place ni dans l'ordre des réactions "inférieures", ni dans l'ordre des réactions "supérieures".

Il rappelle, au début du texte, la distinction traditionnelle entre ces deux ordres. Les réactions inférieures ou mécaniques dépendent de conditions antérieures, autrement dit de ce que la science appelle la "causalité".

Ces réactions concernent les événements physiques. Si je porte par exemple un morceau de phosphore à 44 degrés, il va fondre. La science de la matière (la physique, la chimie) est fondée sur la certitude que tout dans la nature a une cause et que la nature est un enchaînement rationnel (accessible à la raison) de causes et d'effets. Faire de la science (expérimentale), c'est se demander si le phosphore est susceptible de fondre et à partir de quelle température, construire un protocole expérimental et constater que, toutes choses étant égales par ailleurs, la température de fusion du phosphore est de 44 degrés. 

Maurice Merleau-Ponty précise que les réactions inférieures (ou mécaniques) comme les événements physiques au sein de la matière inanimée se déroulent dans l'espace et le temps objectifs. "Objectif" est le contraire de "subjectif". Le temps et l'espace "objectifs" sont le temps et l'espace mesurables.

Bergson a montré dans L'évolution créatrice  que le temps des physiciens est mesuré par le déplacement circulaire d'une aiguille sur le cadran d'une horloge  (aujourd'hui par une horloge à quartz), contrairement à la durée "subjective" qui ne peut être mesurée de la même manière. Bergson ajoute que le temps de la physique n'est pas vraiment le temps, mais le temps spatialisé.

Si je trempe un morceau de sucre dans un verre d'eau, le morceau de sucre va mettre un certain temps à fondre, dont je peux mesurer la durée avec une montre (comme je peux mesurer la durée de fusion du phosphore), mais cette durée mesurable n'est pas coextensive à la durée vécue de mon attente. Comme le dit Bergson "Je dois attendre que le sucre fonde."

La température de fusion du phosphore (44°) est un "stimulus matériellement pris", c'est-à-dire une cause matérielle qui produit un effet matériel, objectivement mesurable.

Note : Un stimulus dans le domaine de la psychologie expérimentale, de la physiologie et de la biologie, est un événement de nature à déterminer une excitation détectable par une réaction chez un organisme vivant. La psychophysique explore la relation entre les grandeurs physiques mesurables et les perceptions humaines, à travers la réaction de sujets obéissant à une consigne dans des conditions contrôlées. Les expériences répétées un nombre suffisant de fois  et avec un nombre suffisant de sujets dégagent des règles de perception valables statistiquement pour l'ensemble de la population. Le béhaviorisme définit le conditionnement comme le mécanisme fondamental de l'apprentissage par lequel un stimulus (dit conditionné) devient associé à un autre stimulus (non-conditionné) à la suite d'associations répétées entre la présentation de l'un puis de l'autre stimulus. Cet apprentissage s'observe par le fait que le sujet réagit au stimulus conditionné par une réponse comportementale normalement associée au stimulus non-conditionné, c'est le « schéma stimulus-réponse ».

Selon Maurice Merleau-Ponty, les réactions "supérieures" ne dépendent pas des stimuli matériellement pris : une cause matérielle (la chaleur) produit un effet également matériel (la fusion), mais du "sens d'une situation" qui paraît supposer une "vue" de cette situation, une prospection, et n'apparaît plus de l'ordre de l'en soi, mais de l'ordre du pour soi.

Merleau-Ponty fait ici allusion ici à la phénoménologie de la "conscience". Un morceau de phosphore n'a ni conscience de soi, ni conscience du monde ; il est "en soi". "l'en soi" (expression que Maurice Merleau-Ponty emprunte à Phénoménologie de l'Esprit de Hegel), est le mode d'existence des objets.

L'objet est dans une situation dont il n'a pas conscience. La tasse de café est simplement posée sur le bureau. Mais la conscience humaine ne se contente pas d'être dans une situation, elle n'est pas posée devant la tasse de café,  pas plus que la tasse de café n'est "dans" la conscience, mais elle vise la tasse de café comme souvenir de la gorgée qu'elle a bue, qu'elle pourrait boire et elle s'en détourne intentionnellement pour se concentrer sur ce travail.

Pour employer le langage de la phénoménologie de Husserl, dont Merleau-Ponty se réclame, la conscience vise le passé dans la "rétention", le présent dans "l'attention"  et le futur dans la "protention".

Pour désigner cette manière spécifique de la conscience d'être dans le temps,  présente à elle-même, à autrui et au monde, Maurice Merleau-Ponty, à la suite de Husserl, emploie le terme "d'intentionnalité".

Selon Merleau-Ponty, l'un et l'autre de ces deux ordres (l'ordre physique et l'ordre spirituel) est transparent pour l'intelligence. La pensée physique comprend l'enchaînement mécanique des causes et des effets qui se commandent les uns les autres du dehors, tandis que la réflexion comprend  l'ordre de l'intérieur où ce qui se produit ne dépend pas d'une cause extérieure, mais d'une "intention".

"Le comportement, en tant qu'il a une structure, ne prend place dans aucun de ces deux ordres". 

Le comportement a une "structure", autrement dit, il forme une totalité cohérente qui n'est pas la simple somme des parties qui la composent. Prenons l'exemple d'un petit enfant qui apprend à marcher. L'apprentissage de la marche ne se déroule pas dans le temps et dans l'espace comme une série d'événements physiques. On ne peut pas dire que l'enfant apprend à marcher sous l'effet de stimuli répétés.

Chaque moment de l'apprentissage n'occupe pas un point et un seul du temps, mais au moment décisif de l'apprentissage, un "maintenant sort de la série des maintenant". Jusque là, l'enfant ne savait pas vraiment marcher tout seul (ne possédait pas vraiment la maîtrise de la marche) et à partir de ce "maintenant", il sait marcher tout seul (il possède vraiment la maîtrise de la marche).

Si l'on conçoit l'apprentissage comme une série d'instants discontinus et équivalents qui s'additionnent, on ne peut pas comprendre le passage du quantitatif au qualitatif, l'apparition d'un moment (d'un "maintenant") décisif qui sépare le moment où l'on ne sait pas du moment où on sait, qui transforme une "réaction" effective (un stimulus-réponse) en une "aptitude" (en l'occurrence la capacité de marcher). 

Pour Maurice Merleau-Ponty, l'explication béhavioriste du processus d'apprentissage n'est donc pas satisfaisante parce qu'elle considère le comportement comme une "addition" de parties  et non comme un tout, comme une "structure" cohérente qui ne se résume pas à la somme de ses parties. 

La réduction du comportement au fonctionnement mécanique ne permet pas de comprendre que l'acquisition d'une capacité résume et dépasse les tâtonnements qui l'ont précédée.

C'est la raison pour laquelle la philosophie a le droit légitime de critiquer la psychologie expérimentale en se fondant notamment sur la distinction entre le monde nécessaire des choses ("l'en soi"), l'enchaînement des causes et des effets, et celui du possible, c'est-à-dire de l'apparition d'une structure qualitative originale qui n'est pas le simple résultat d'une addition de réponses.

Le comportement, explique Merleau-Ponty, cesse d'appartenir à l'ordre de l'en soi à partir du moment où il devient la projection hors de l'organisme d'une possibilité  qui lui est intérieure.

On peut rapprocher cette remarque de la distinction que fait Aristote entre l'être en puissance et l'être en acte. Le monde des choses, celui de "l'en soi" ne connaît pas le passage de la puissance à l'acte. Une pierre est ce qu'elle est, elle ne deviendra jamais autre chose, hormis sous l'effet d'une action extérieure (je peux la casser avec un marteau). Un organisme vivant au contraire possède en lui-même la capacité cachée de devenir autre chose que ce qu'il est : le chêne en majesté avec ses racines, son tronc, ses branches et ses feuilles est contenu dans le gland, la fleur est contenue dans la graine, l'enfant à naître est préfiguré dans le foetus...

L'enfant qui ne marche pas encore possède en puissance la possibilité de marcher. Le comportement de la marche est le passage de la puissance à l'acte, la projection hors de l'organisme d'une possibilité qui lui est intérieure et non la réponse à des stimuli extérieurs. Bien que ces stimuli soient nécessaires à l'acquisition de la marche, ils n'en sont pas la condition suffisante.

Mais l'ordre supérieur du "pour soi", celui de la conscience de la situation ne suffit pas non plus à rendre compte de la notion de comportement en tant que structure. Si on reprend l'exemple de l'enfant qui apprend à marcher, on ne peut pas dire que c'est la conscience qu'il a de la situation qui détermine l'apprentissage de la marche. Ce n'est pas sa conscience qui entre en jeu, mais son organisme tout entier, son corps. Ce qui se détache de l'en soi, ce n'est pas la conscience, mais le corps vivant tout entier (les muscles, le squelette, les circuits neuronaux...), ce n'est pas une conscience plus claire,  mais un comportement nouveau.

Pour comprendre le comportement, l'intelligence doit renoncer à la distinction trop claire entre le corps et l'esprit et éviter de se projeter elle-même par "Einfüllung" (c'est-à-dire par empathie) dans le comportement animal ou dans celui de l'enfant. 

Avec l'apparition des comportements (des gens qui marchent, qui sourient, qui se parlent, un cheval qui gambade, des oiseaux qui se posent sur un arbre, un chien qui aboie...), le monde "se creuse", il cesse d'être une matière constituée de parties juxtaposées.

Note : L'idée étrangement belle d'un creusement de l'espace autour des comportements, d'une différenciation de l'espace selon les espèces, a peut-être été inspirée à Merleau-Ponty pas la théorie de la relativité. En développant ses idées sur les conséquences du principe d’équivalence, Einstein aboutit à une nouvelle vision de la gravitation qui devait remplacer celle d’Isaac Newton : la relativité générale. L’aspect le plus important de cette théorie est la disparition du concept de force de gravitation. Pour Einstein, le mouvement d’un corps n’est pas déterminé par des forces, mais par la configuration de l’espace-temps. Par exemple, d’après Newton la Terre tourne autour du Soleil car celui-ci exerce une force gravitationnelle sur notre planète. Pour Einstein, c’est une perturbation de l’espace-temps introduite par la masse du Soleil qui est à l’origine du mouvement de la Terre. Pour mieux comprendre cette idée, faisons appel à une analogie à deux dimensions. L’espace, en relativité générale, peut être comparé à une sorte de tissu élastique. La présence d’une étoile peut être simulée en posant une pierre sur ce tissu. Celle-ci s’enfonce dans le tissu, le déforme et y crée une dépression. Que se passe-t-il lorsqu’un corps plus petit passe à proximité de l’étoile ? Faisons rouler une bille sur le tissu : la trajectoire est d’abord une simple ligne droite, mais lorsque la bille passe à proximité de la pierre, elle pénètre légèrement dans la dépression. Elle est alors déviée de sa ligne droite et sa trajectoire se courbe. Sur ce tissu élastique, le mouvement de la bille n’est pas dicté par une force mais par la forme de l’espace ou plus précisément, par la courbure de celui-ci. (source : Olivier Esslinger)

En ce qui concerne le comportement animal, il faut résister à la tentation de l'anthropomorphisme, c'est-à-dire au fait d'attribuer aux animaux des motivations humaines. Il n'existe pas un seul espace géométrique de lieux interchangeables, mais une diversité d'espaces de comportement, chacun ayant un sens pour telle ou telle espèce animale. 

Les constructions des hommes n'ont de sens que pour les hommes.. Les animaux se distinguent des hommes par une manière spécifique d'habiter le monde. Et n'en déplaise à notre vanité, pour les pigeons, les statues des grands hommes sont des perchoirs.

 

 

 

 

 

 

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