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Eugène Zamiatine, Nous autres
Eugène Zamiatine, Nous autres

Eugène Zamiatine, Nous autres, traduit du russe par B. Cauvet-Duhamel, préface de Jorge Semprun, collection L'Imaginaire, 1971

Né à Lebedian le 20 janvier 1884 et mort à Paris le 10 mars 1937, Ievgueni Ivanovitch Zamiatine (russe : Евгений Иванович Замятин), Eugène Zamiatine ou Evgueni Zamiatine, est un écrivain russe, également ingénieur naval et professeur. Son œuvre est constamment animée par une volonté hérétique qui lui vaudra les foudres de la censure des gouvernements tsariste, puis communiste. Son roman le plus connu, Nous autres, exprime sa déception à l'égard de la révolution d'Octobre. Ce roman de science-fiction est une « dystopie », ou contre-utopie ; il est souvent présenté comme la source d'inspiration du Meilleur des mondes (1932) d'Aldous Huxley, de 1984 (1949) de George Orwell et d’Un bonheur insoutenable (1970) d'Ira Levin. Après des études d’ingénieur à l’Institut polytechnique de Saint-Pétersbourg, où il se spécialise dans la construction navale (et une très brève adhésion au parti bolchevique qui le mène en prison au moment de la révolution de 1905), il est envoyé en 1916 en Angleterre, à Newcastle, pour superviser la construction de brise-glace destinés à la Russie. Lorsqu’il revient en octobre 1917 à Petrograd, les sentiments ambivalents qu’il éprouve pour la révolution se transforment très vite en une condamnation pour le moins prophétique du totalitarisme à venir. La publication de nouvelles, puis en 1918, d’un court roman, lui avait valu l’estime d’écrivains comme Bielyï ou Gorki qui le protégera jusqu’à son exil en 1931. Dès les années vingt, en effet, l’essentiel de son œuvre ne sera plus édité en URSS. Un roman intitulé Nous autres, qui paraît en anglais en 1924, le fait vite classer avec Pilniak parmi les intellectuels indésirables du régime. Son indépendance et son refus de soumettre l’art à la politique lui attirent des inimitiés, des tracasseries administratives, des interdits de la censure. La presse le dénonce comme traître en 1929 et il quitte l’URSS avec sa femme en novembre 1931. « Pour moi, en tant qu’écrivain, être privé de la possibilité d’écrire équivaut à une condamnation à mort. Les choses ont atteint un point où il m’est devenu impossible d’exercer ma profession, car l’activité de création est impensable si l’on est obligé de travailler dans une atmosphère de persécution systématique qui s’aggrave chaque année », écrit-il à Staline en juin 1931. 

"On nous attacha sur des tables pour nous faire subir la Grande Opération. Le lendemain, je me rendis chez le Bienfaiteur et lui racontai tout ce que je savais sur les ennemis du bonheur. Je ne comprends pas pourquoi cela m'avait paru si difficile auparavant. Ce ne peut être qu'à cause de ma maladie, à cause de mon âme."

Ainsi parle D-503, un homme des siècles futurs. Il vit dans une société qui impose fermement, l'harmonie, sous la direction du Guide. Or D-503, qui participe activement à l'expansion de cette organisation à l'échelle planétaire, en arrive à l'autocritique, à la dénonciation, au rééquilibrage psychique.

C'est en 1920 que le Soviétique Eugène Zamiatine a conçu cette politique-fiction. Il y aborde, pour la première fois, les mécanismes de l'Utopie au niveau existentiel. La porte poussée, Aldous Huxley et George Orwell vont s'engouffrer dans le corridor.

Quel extraordinaire prophète que ce Zamiatine, écrivain, mathématicien et ingénieur. Il y a soixante ans, la dissidence n'était pas encore une maladie mentale traitée à l'halopéridol. Le règne du père génial de tous les peuples, Staline, et de ses épigones n'avait pas encore commencé. Et les pieux des camps de rééducation n'étaient pas encore systématiquement plantés. Pourtant, le ver était dans le fruit, et même à cette époque pas encore totalement occultée, l'ouvrage ne fut pas publié."

"En réalité, on comprend fort bien pourquoi les censeurs ont interdit la publication de ce livre, déjà en 1923, à une époque où le foisonnement de la vie culturelle soviétique n'était pas encore totalement entravé. C'est qu'il s'agit d'une oeuvre inquiétante. Dans Nous autres, Zamiatine refuse les règles du jeu établi, nie le présent, ses exigences et ses tâches immédiates ; le dissout même, en projetant sur lui, ironiquement, la lumière d'un avenir lointain et redoutable. Grand connaisseur de Wells, Zamiatine transforme le roman d'anticipation scientifique en une arme de l'esprit critique. Par là, il devient le véritable précurseur de toute une littérature anti-utopique anglo-saxonne, et l'on sait quelle influence son livre a exercée, autant sur Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley, que sur 1984, de George Orwell." (Jorge Semprun)

Extraits :

"Je ne fais que transcrire, mot pour mot, ce que publie ce matin le Journal national : La construction de l'Intégral sera achevé dans 120 jours. Une grande date historique est proche : celle où le premier Intégral prendra son vol dans les espaces infinis. Il y a mille ans que nos héroïques ancêtres ont réduit toute la sphère terrestre au pouvoir de l'Etat Unique, un exploit plus glorieux encore nous attend : l'intégration des immensités de l'univers par l'Intégral, formidable appareil électrique en verre et crachant le feu. Il nous appartient de soumettre au joug bienfaisant de la raison tous les êtres inconnus, habitants d'autres planètes, qui se trouvent peut-être encore à l'état sauvage de la liberté. S'ils ne comprennent pas que nous leur apportons le bonheur mathématique et exact, notre devoir est de les forcer à être heureux. Mais avant toutes les autres armes, nous emploierons celle du Verbe.

Au nom du Bienfaiteur, ce qui suit est annoncé aux numéros de l'Etat Unique :

Tous ceux qui s'en sentent capables sont tenus de composer des traités, des poèmes, des proclamations, des manifestes, des odes, etc., pour célébrer les beautés et la grandeur de l'Etat Unique.

Ce sera la première charge que transportera l'Intégral.

Vive l'Etat Unique. Vive les numéros. Vive le Bienfaiteur !..." (p.15)

"D'après des renseignements dignes de foi, on vient de découvrir les traces d'une organisation ayant jusqu'ici échappé aux recherches. Cette organisation se proposait de délivrer l'humanité du joug bienfaisant de l'Etat.

Délivrer l'humanité ! C'est extraordinaire à quel point les instincts criminels sont vivaces chez l'homme. Je le dis sciemment : criminels. la liberté et le crime sont aussi intimement liés que, si vous voulez, le mouvement d'un avion et sa vitesse. Si la vitesse de l'avion est nulle, il  reste immobile, et si la liberté de l'homme est nulle, il ne commet pas de crime. C'est clair. Le seul moyen de délivrer l'homme du crime, c'est de le délivrer de la liberté. Et à peine venons-nous de l'en délivrer (à peine est bien le mot quand on songe à l'âge du monde) que quelques misérables esprits arriérés..." (p.45)

 

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