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Günther Anders : "Qu'est-ce que le nihilisme ?"

"Qu'est-ce que le nihilisme ?

Pour répondre à cette question, nous devons un instant tourner le dos à la bombe. Nous ne trouverons en effet la réponse qu'en nous reportant à la situation dans laquelle le "nihilisme classique" a fait irruption. En disant qu'il "a fait irruption" (et non pas qu'il "a pris son essor" ou qu'il "s'est développé"), je dis déjà quelque chose d'important sur le nihilisme : il est apparu à la faveur d'un choc. Il a été le résultat d'un événement catastrophique

Cet événement catastrophique a eu lieu quand l'"homme russe", du jour au lendemain, sans la moindre préparation, a rencontré l'"Occident" - ce qui signifiait pour lui, à l'époque, les sciences de la nature. Il a donc rencontré une conception selon laquelle la nature était aveugle, privée de tout caractère divin, sans finalité, sans droit, impossible à sauver et n'ayant d'ailleurs pas besoin de l'être, bref, cette nature matérielle à laquelle il allait devoir désormais lui aussi exclusivement appartenir. Le fait qu'il n'ait pas bénéficié du délai dont avait disposé l'homme d'Europe centrale, du moins au XIXème siècle, pour donner à une vie relativement privée de sens et de Dieu ne serait-ce que l'apparence et le vernis d'un modus vivendi positif (grâce à la "morale" ou à la "culture", par exemple) a également contribué à rendre cet événement catastrophique.

Quiconque a lu Les frères Karamazov sait que cette collision avec les sciences de la nature et l'explosion du monde théocratique qu'elle a entraînée ont eu pour conséquence un bouleversement total des dispositions spirituelles et émotionnelles. Accepter que le monde qui, la veille encore, avait un sens exclusivement religieux devienne l'affaire de la physique ; reconnaître, en lieu et place de Dieu, du Christ et des saints, une loi sans législateur, une loi non sanctionnée, sans autre caution que sa seule existence, une loi absurde, une loi ne planant plus, "implacablement", au-dessus de la nature, bref, la "loi naturelle" - ces nouvelles exigences imposées à l'homme de l'époque, il lui était tout simplement impossible de s'y plier. D'autant plus impossible que cette loi, comme elle déterminait exclusivement l'existant et le déterminait de part en part, ne disait rien de ce qu'il fallait faire (puisque l'action humaine ne peut être considérée comme un phénomène naturel). Bref, il ne pouvait accepter que soudain tout ne fasse plus qu'un (la disparition de la transcendance), que tout soit "nature". Qu'on fasse bien attention à cette formule : "Tout est un". Car si, autrefois, on l'a mise dans la bouche de la mort pour lui faire dire qu'elle engloutissait tout, sans considération des personnes, elle révèle aussi l'essence du nihilisme. C'est une "formule ambiguë" : elle délivre un double sens.

Elle dit : Tout existe sur le même mode, en l'occurrence celui de la nature." En ce sens, elle constitue le principe du "monisme métaphysique".

Mais elle dit aussi qu'elle ne connaît précisément que les lois de l'existant : "Il n'y pas de devoirs ; tout est indifférent ; tout est permis." En ce sens, elle constitue le principe d'un amoralisme radical et programmatique."

(Günther Anders, L'obsolescence de l'homme, Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, Paris 2002, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, Editions Ivrea, p. 332-334)

 

 

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