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Ce passage est extrait de l'incipit du Rouge et le Noir de Stendhal, de son vrai nom Henri Beyle, roman publié en 1830.

Il comporte une évocation de Verrières, un village de Franche-Comté, vu par un voyageur venu de Paris, un portait contrasté de M. de Rênal, le maire de Verrières, une description de sa maison, de ses jardins et du paysage environnant.

En quoi la variation des points de vue permet-elle de proposer un portrait ironique du personnage ?

Nous étudierons le caractère progressif et réaliste de la présentation du personnage, puis la façon dont s'élabore la satire d'un riche bourgeois de province.

I. Le caractère réaliste et progressif de la présentation du personnage :

1) un personnage indissociable de son milieu.

Le registre est essentiellement réaliste. Stendhal entend décrire, comme le fait Balzac, la réalité telle qu'elle est : "la vérité, l'âpre vérité" ; "un roman est un miroir que l'on promène le long du chemin".

M. de Rênal est indissociable de son milieu : un petit village de province. On ne l'imagine pas vivre et réussir sa vie ailleurs, conformément à la théorie balzacienne de l'influence du milieu sur le caractère.

Ce milieu, c'est le village de Verrières et son unique rue ascendante, la "grande rue", une fabrique de clous et une maison en pierres de taille "d'assez belle apparence" qu'il s'est fait construire et "qu'il achève en ce moment".

Le village de Verrières et sa grand rue sont coincés entre "la rive du Doubs et le sommet de la colline".

Le voyageur venu de Paris sent donc que l'horizon de ce village est assez limité et éprouve une impression d'asphyxie.

2. Le point de vue d'un voyageur fictif :

Le point de vue narratif est délégué à un personnage anonyme : "le voyageur" venu de Paris. 

La grand rue de Verrières, M. de Rênal, le maire de Verrières,  sa maison, ses jardins, le paysage environnant, sont vus à travers le regard du voyageur. 

Ce procédé permet au narrateur de porter un jugement critique sur les notables de province et la province en général, mais de manière indirecte.

Le texte est une description itinérante narrativisée. Le voyageur remarque la "grande et assourdissante fabrique de clous" et les gens du cru lui apprennent qu'elle appartient "à M. le maire".

Le voyageur venu de Paris voit de loin une silhouette allongée : M. de Rênal est un homme de grande taille, un homme grand, que seuls les habitants de Verrières voient comme un "grand homme" : "il y a cent à parier contre un qu'il verra paraître un grand homme à l'air important".

Il fait une halte et le narrateur décrit à travers son regard la grande rue de Verrière et le paysage qui la borne : la rive du Doubs, le sommet de la colline. La nature est beaucoup plus présente que dans une grande ville, notamment à Paris.

Le passage témoigne de la condescendance traditionnelle des Parisiens, et en particulier des artistes, vis-à-vis des Provinciaux, jugés moins ouverts, moins "à la mode", plus conservateurs, etc. 

3. Un type social : une figure d'autorité politique et financière :

Le narrateur évoque comme une hypothèse : "Si en entrant à Verrières, le voyageur demande à qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens qui montent la grande rue", "il y a cent à parier", qui souligne le statut de personnage fictif du voyageur, l'apparition du maire de Verrières qu'il voit de loin : "un grand homme à l'air affairé et important".

Il évoque à travers une métonymie (la partie pour le tout) qui en montre la dimension mécanique, et donc comique, la réaction des habitants de Verrières qui sont réduits à des chapeaux  : "A son aspect tous les chapeaux se lèvent rapidement". "Monsieur le maire" règne sur les habitants de Verrières comme un roitelet local.

Le narrateur informe ensuite le lecteur sur le statut social du personnage : "il est chevalier de plusieurs ordres", sous-entendant qu'il doit ses décorations à son conformisme politique plutôt qu'à son mérite. M. de Rênal est légitimiste par opportunisme, il n'a en réalité aucune conviction politique et il se convertira pour la même raison au libéralisme à la fin du roman.

Nous avons ensuite un portrait "en plan rapproché" de M. de Rênal, mêlant dans un désordre voulu les notations physiques et sociales : ses cheveux, ses vêtements, ses décorations, son visage, "un grand front, un nez aquilin", c'est à dire en bec d'aigle, signes convenus de "noblesse", et l'impression qu'elle produit "au premier aspect" : "une certaine dignité du maire de village" et "une sorte d'agrément qui peut encore se rencontrer entre quarante-huit ou cinquante ans". Ce portrait restrictif : "une certaine dignité du maire de village", "une sorte d'agrément",  est loin d'être vraiment élogieux.

II. Le caractère satirique du passage :

1. Un personnage vaniteux, borné et avare :

Le portrait comporte des éléments psychologiques nettement dysphoriques : "un certain air de contentement et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu inventif". Le narrateur suggère la vanité du personnage ainsi que son manque d'ouverture et de créativité. Il évoque son avarice, son côté intéressé, aux limites de la malhonnêteté : "On sent enfin que le talent de cet homme-là se borne à faire payer bien exactement ce qu'on lui doit, et à payer lui-même le plus tard possible quand il doit."

Le portrait est conforme dans l'ensemble à la théorie balzacienne du parallélisme psycho-physiologique : le caractère des personnages correspond à leur aspect physique.

2. Un paysage borné pour une réussite limitée à la province :

Le narrateur évoque, toujours à travers le regard du voyageur parisien, la "maison d'assez belle apparence" du maire de Verrières, ses "jardins magnifiques" et au-delà, la paysage environnant : "une ligne d'horizon formé par les collines de Bourgogne et qui semble faite à souhait pour le plaisir des yeux".

Cette vue fait oublier au voyageur l'atmosphère "empestée des petits intérêts d'argent dont il commence à être asphyxié". Le narrateur oppose donc, conformément à la sensibilité romantique, les agréments de la nature "qui semble faite à souhait pour le plaisir des yeux" et la mesquinerie de la société "empestée des petits intérêts d'argent".

Le point de vue d'un narrateur omniscient succède à la focalisation interne : M. de Rênal rougit de la classe sociale à laquelle il appartient : c'est un bourgeois qui doit sa fortune à l'industrie et au commerce des clous et sa position sociale au retour de la monarchie et non un aristocrate.

La dimension descriptive du texte s'efface au profit d'une dimension didactique. Le lecteur apprend à quoi M. de Rênal doit sa "belle maison en pierres de taille" ainsi que l'origine supposée de sa famille. Ses origines nobles ne sont  attestées que par des on-dit : "dit-on", "à ce qu'on prétend".

Le texte se termine par un trait ironique : "les murs en terrasse qui soutiennent les diverses parties de ce magnifique jardin, qui, d'étage en étage, descend jusqu'au Doubs, sont aussi la récompense de la science de M. de Rênal dans le commerce du fer". M. de Rênal n'est ni un ingénieur, ni un inventeur, mais un commerçant.

3. La polyphonie énonciative au service de la critique :

La polyphonie énonciative, les points de vue alternés interne du voyageur anonyme et omniscient du narrateur, permet d'enrichir le portrait physique et psychologique du personnage et de lui donner une dimension ambiguë et fortement contrastée.

Si la description des jardins autour de la maison du maire apporte une dimension lyrique et poétique, le texte comporte également des notations relevant du registre comique, ironique, voire satirique.

La modalisation est tantôt positive, mais avec des restrictions : "il est chevalier de plusieurs ordres", "il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne manque pas d'une certaine régularité", "on trouve même au premier aspect, qu'elle réunit à la dignité du maire de village cette sorte d'agrément qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans", tantôt franchement péjorative : "cette fabrique de clous qui assourdit les gens", "il y a cent à parier contre un qu'il verra paraître un grand homme à l'air affairé et important", "mais bientôt le voyageur parisien est choqué d'un certain air de contentement de soi et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu inventif", "après avoir traversé la rue d'un pas grave" : M. de Rênal est pénétré de son importance.

Les origines de M. de Rênal sont purement conjecturelles. Sa noblesse repose sur des on-dit : "sa famille, dit-on, est espagnole antique, et, à ce qu'on prétend, établie dans le pays bien avant la conquête de Louis XIV, "il rougit d'être industriel", "1815 l'a fait maire de Verrières" : il doit son ascension sociale à la Restauration de la monarchie après les Cent Jours et la défaite de Napoléon à Waterloo.

Conclusion :

Conformément à la théorie balzacienne de l'influence du milieu sur le caractère, le maire de Verrières est indissociable de son milieu : un petit village de province,

Le registre du texte est essentiellement réaliste. Stendhal entend décrire la réalité telle qu'elle est, mais à travers le point de vue subjectif d'un voyageur venu de Paris. Ce procédé permet au narrateur de porter un jugement critique sur les notables de province, mais de manière indirecte.

A travers le regard de ce témoin anonyme, le narrateur brosse un portrait physique et psychologique de M. de Rênal, nuancé dans un premier temps, puis nettement dysphorique.

La polyphonie énonciative, l'alternance du point de vue interne du voyageur et omniscient du narrateur est donc au service de la critique. Elle permet d'enrichir le portrait physique et psychologique du personnage et de lui donner une dimension ambiguë et fortement contrastée.

Le portrait de M. de Rênal, puis celui de sa femme laissent présager de la suite du roman. M. de Rênal appartient à un "type" totalement opposé à celui de Julien Sorel, aussi bien sur le plan psychologique que sur le plan social. M. de Rênal est le type même du bourgeois conservateur de province, Julien Sorel est le type du jeune homme passionné et ambitieux.

 

 

 

 

 

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