Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Hegel distingue la vengeance de la punition : la vengeance est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, c'est-à-dire par la victime ou un proche de la victime, alors que la punition est l'œuvre d'un juge. 

Le juge est une personne humaine comme les autres, mais en tant qu'il est investi par la société d'un autorité particulière : le droit de juger, il est la seule personne compétente pour faire appliquer le droit et pour punir. Le juge ne tient pas son autorité de lui-même, mais de la société qui la lui délègue pour acquitter ou punir. 

"La partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif". Si on laissait à la partie lésée, c'est-à-dire à la victime le soin de juger, elle aurait tendance à prendre une décision "arbitraire". Arbitraire est le contraire de fondée en droit, de légitime.

Dans les pays de droit écrit, comme la France, le juge ne se réfère pas ou pas seulement à son propre jugement, à sa propre conscience, il consulte ce que prévoit le droit à propos du dommage qui a été subi par la victime. Il ne doit pas prendre spontanément un décision en faveur de la victime ou en faveur de l'accusé. Il doit prendre son temps et peser le pour et le contre. C'est tout le sens de l'allégorie de la Justice : une femme aux yeux bandés, tenant un glaive et une balance.

La balance et les yeux bandés symbolise la nécessité d'évaluer le dommage causé en toute impartialité, en toute objectivité, sans se laisser influencer par l'autorité, la richesse, l'influence sociale de la victime ou de l'accusé. C'est tout le sens de l'article I de la déclaration des droits de l'homme : "Tous les hommes naissent libres et égaux en droit".

La victime qui a subi un préjudice a parfois tendance à demander une réparation supérieure au dommage causé, l'accusé, lui, souhaite en général subir la peine la plus légère possible.

Ce qui distingue le droit de l'arbitraire, c'est que l'arbitraire est subjectif. Je mesure le dommage qui m'a été causé et je veux le punir moi-même en me fondant sur un sentiment personnel, alors que le droit est objectif. C'est le juge qui arbitre pour estimer le dommage causé en fonction du droit positif, c'est-à-dire des textes de lois. L'application de la sanction ou de l'obligation de réparation ne sont pas automatiques. Tous les cas particuliers n'ont pas été prévus dans la Loi, c'est pourquoi l'avocat de la partie civile et celui de l'accusé plaident tour à tour devant le juge. Ce dernier prend ensuite une décision éclairée par la loi, mais aussi par les arguments des uns et des autres.

La vengeance provoque à l'infini de nouvelles vengeances. Si on laissait aux particuliers le droit de se venger eux-mêmes, si un proche de la victime pouvait devenir à son tour à la fois juge et policier et tuer par exemple le coupable d'un crime, quelqu'un d'autre (un proche de la nouvelle victime) aurait le droit de le tuer à son tour. La vengeance inaugure un cycle de violence sans fin qui menace l'existence même de la société. Hegel met en évidence le caractère contagieux de la vengeance.

La société n’admet pas qu’un particulier se fasse justice lui-même. Il y a parfois désaccord entre les décisions de justice et l’attente des victimes parce que les juges et les "parties civiles" ne perçoivent pas le dommage de la même manière.

Pour les juges, le dommage a été infligé à la société, c’est la Loi qui a été bafouée. Pour la partie civile, le dommage été infligé à une personne proche. Elle est donc atteinte dans sa sensibilité. La justice institutionnelle doit se fonder sur un principe d’universalité, sur la raison et non sur la passion.

Le concept de justice a évolué au cours des siècles. Dans le code d’Hammourabi (environ 2000 ans av. Jésus-Christ), la peine infligée doit correspondre strictement au dommage subi par la victime : "Un architecte a mal construit une maison.  Si c’est l’enfant du maître de la maison qui a été tué, on tuera l’enfant de l’architecte." Cette justice nous semble aujourd’hui absurde, intolérable parce que le droit romain a introduit la notion de responsabilité individuelle.

On considère depuis le droit romain que l'enfant de l'architecte n'est pas responsable des malfaçons qui ont occasionné la mort de l'enfant du propriétaire de la maison, mais uniquement l'architecte. Elle constitue pourtant un "progrès" par rapport à l'esprit de vengeance ; ainsi : "Œil pour œil, dent pour dent" dans Le Lévitique signifie que l’on doit proportionner le châtiment à la faute et limiter la vengeance.

La question à laquelle le texte tente de répondre est de savoir pourquoi la société substitue le droit à la vengeance. Quel est l'avantage du droit sur la vengeance ? La réponse de Hegel s'organise de la façon suivante :

a) La vengeance se distingue de la punition.

b) La vengeance est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée.

c) La punition est l'œuvre d'un juge.

d) La réparation doit être effectuée à titre de punition et non à titre de vengeance car dans la vengeance, la passion joue son rôle et le droit se trouve troublé.

e) La vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire.

f) Le droit ne doit pas se présenter sous la forme de la vengeance.

g) Quand le droit se présente sous la forme de la vengeance, il provoque à l'infini de nouvelles vengeances.

L'idée principale du texte est donc que le droit ne doit pas être l'instrument arbitraire de la vengeance, mais doit se substituer à la vengeance.

Selon Hegel, la vengeance menace de rendre impossible la vie en société.

L'absence de loi caractérise, pour Hobbes l'état de nature où des individus isolés cherchent à assouvir leur intérêt personnel et vivent dans la peur les uns des autres, car personne n'est alors assez fort pour défendre sa propre vie.

Pour échapper à la peur d'être tué dans cet univers du "chacun pour soi" d'avant le contrat, où "l'homme est un loup pour l'homme", les hommes vont décider "librement" de confier le monopole de la violence légitime au Souverain (le Léviathan) et de se soumettre à une même loi, en renonçant à la satisfaction de leurs intérêts personnels.

Selon René Girard (La Violence et le Sacré), les moyens mis en œuvre par les hommes pour se protéger de la vengeance interminable sont apparentés. On peut les classer en trois catégories :

1) Les moyens préventifs qui se ramènent tous à des déviations sacrificielles de l'esprit de vengeance.

2) Les aménagements et entraves à la vengeance, comme les compositions et les duels judiciaires dont l'action curative est encore précaire.

3) Le système judiciaire :

Le système judiciaire est fondé sur le principe de la culpabilité individuelle (seul le coupable est sanctionné). Le système sacrificiel est fondé sur le principe de non-contamination : le coupable n'est pas sanctionné, mais quelqu'un d'autre. Ce système nous paraît "absurde" parce que nous ne comprenons plus le caractère contagieux de la violence.

Une société "primitive" qui ne possède pas de système judiciaire est exposée à l'escalade de la vengeance, à l'anéantissement pur et simple, à la violence essentielle et se voit contrainte d'adopter à l'égard de cette violence des attitudes incompréhensibles (pour nous) pour deux raisons  :

1) Nous ne savons rien au sujet de la violence essentielle, pas même qu'elle existe.

2) Les peuples primitifs eux-mêmes ne connaissent cette violence que sous une forme presque entièrement déshumanisée, c'est-à-dire sous les apparences partiellement trompeuses du sacré.

En montrant que l'essence même du  droit est de se substituer à la vengeance, Hegel démontre que l'efficacité curative du système judiciaire par rapport à la vengeance est sans égal.

Note sur la question de la vengeance et les fondements éthologiques de la culture : 

A la base, il s'agit d'un mécanisme extrêmement simple et observable non seulement dans les sociétés humaines, aussi bien chez les adultes que chez les jeunes enfants que dans les sociétés animales, par exemple chez les anthropoïdes : les chimpanzés, les gorilles et les bonobos.

a) Lorsqu'un gorille cherche à s'emparer d'un objet, d'un fruit pas exemple, on voit un de ses congénères tendre le bras pour s'emparer du même objet, puis esquisser un mouvement de retrait. Si ce geste nous fait sourire, remarque René Girard, c'est que nous y reconnaissons un comportement qui nous rappelle un comportement humain.

b) Si on met des jouets à la disposition d'un groupe d'enfants de trois ans, on constate que les enfants ne vont pas prendre chacun un jouet (se répartir les jouets), mais que l'un des enfants va tendre la main vers un des jouets pour s'en emparer et qu'aussitôt les autres vont vouloir s'emparer du même jouet. Si les adultes n'interviennent pas, les enfants se mettent invariablement à s'arracher le jouet, puis à se battre.

Cette tendance existe bien entendu aussi chez les adultes, mais nous avons appris par l'éducation à réfréner ce genre de comportement.

2) Les deux formes de mimesis :

Girard nomme ce phénomène universellement observable et d'une extrême simplicité : "mimesis d'appropriation" (mimesis est un mot grec qui signifie "imitation"). Selon lui, nous ne désirons pas "spontanément" des objets, nous désirons des objets qui nous sont désignés par un autre que Girard appelle le "médiateur", le désir du médiateur étant lui-même médiatisé par celui d'un autre médiateur ; en somme nous nous désignons les uns aux autres les objets comme désirables. L'imitation se présente donc sous deux formes successives :

a) La mimesis d'appropriation :

Chacun des acteurs cherche à s'emparer d'un objet pour le garder pour lui tout seul.

b) La mimesis de rivalité :

Presque aussitôt, les deux acteurs se détournent de l'objet litigieux pour ne plus s'intéresser qu'à l'autre. 

3) La régulation de la mimesis :

Chez les animaux, la mimesis d'appropriation est régulée par un mécanisme instinctuel qui empêche en général la rivalité de dégénérer en combats mortels (sauf accidents). Dans une conférence à l'ENS, René Girard évoque l'exemple des lions de mer sur les côtes californiennes du Pacifique qui se battent pour les femelles durant la saison des amours. Ces combats sont très violents (l'espérance de vie des mâles est de 30% inférieure à celle des femelles), mais rarement mortels.

Ce mécanisme n'existe pas (plus) chez l'homme, pas plus qu'il n'existe de mécanisme de régulation de la sexualité. La sexualité n'est pas régulé par l'instinct comme chez les autres animaux, elle est permanente dans l'espèce humaine et fait l'objet de tabous spécifiques, non en tant que telle, mais parce qu'elle est liée à la violence (cf. La violence et le sacré, "Le sacrifice").

René Girard estime que l'augmentation exponentielle de la taille du cerveau humain au cours de l'évolution s'est accompagné d'un accroissement des capacités mimétiques (Girard parle de "l'hypermimétisme" humain dont les chercheurs ont découvert le substrat biologique dans les "neurones miroirs") et parallèlement des phénomènes de violence, au point de menacer la survie de l'espèce.

Note : la mimesis d'appropriation et la mimesis de rivalité ne sont pas deux formes distinctes de mimesis. Il s'agit de la même mimesis. La mimesis d'appropriation engendre diachroniquement (et pour ainsi dire "mécaniquement") la mimesis de rivalité.

4) Mécanisme victimaire et culture humaine :

Etant donné le caractère imitatif du désir humain, la mimesis de rivalité tend à se propager à l'ensemble des membres de la communauté (c'est le caractère contagieux de la vengeance) et, en l'absence d'instinct régulateur, à les dresser de proche en proche les uns contre les autres dans une lutte à mort. C'est la "crise mimétique".

Au paroxysme de la crise, la violence mimétique va :

a) soit aller jusqu'à son terme, c'est-à-dire vers l'extinction pure et simple de la communauté.

b) soit se tourner contre l'un des membres de la communauté et le "tous contre tous" se transformer en "tous contre un" à la faveur d'un détail différenciateur (par exemple une infirmité). La violence contre un seul va mettre fin, comme par miracle, à la violence généralisée et apaiser la crise, si bien que la victime va passer au yeux de la communauté à la fois pour l'instigatrice de la crise et l'instauratrice de la paix retrouvée.

Le caractère miraculeux de cette paix et les effets désastreux de la mimésis de rivalité attribués tous deux à la victime vont aboutir à la sacralisation de cette dernière, ressentie comme une divinité "manipulatrice" de la violence, transcendante à la communauté, aussi puissamment maléfique que bénéfique. C'est l'ambivalence du sacré que Rudolf Otto appelle le "numineux".

La communauté humaine ne comprend pas que c'est la mimesis d'appropriation et de rivalité qui aboutit à la crise, mais elle saisit l'efficacité "miraculeuse" du mécanisme victimaire et elle va s'efforcer de le reproduire. C'est l'origine du sacrifice (du latin sacer = sacré).

Ultérieurement, la communauté va s'efforcer d'éviter tout ce qui a abouti à la crise, c'est-à-dire les comportements d'appropriation générateurs de rivalité mimétique. C'est l'origine des interdits et des tabous.

Enfin, elle va se raconter à elle-même de façon déformée (symbolique) l'histoire de ses origines, c'est-à-dire la crise sacrificielle et la manière dont elle a été résolue. C'est la matrice des mythes.

Les interdits, les rituels et les mythes et la culture tout entière (à commencer par la domestication des animaux), ainsi que le droit, ont donc la même origine : le mécanisme victimaire.

Plus tard dans la culture humaine, la régulation des conflits intra-communautaires va se dégager du sacré (mais pas totalement) et engendrer le droit.

 

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :